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lui pût agréer. Il est certain que ce courtil n’est pas moins triste que le manoir. A l’entrée, le fameux tilleul; plus loin, une avenue de noirs cyprès, quelques maigres rosiers, de petites allées bordées de buis et jonchées de feuilles jaunes, des pommiers rabougris allongeant des branches basses, tortues, comme nouées de goutte, avec cet air de fatigue et d’affaissement qu’ont les vieux arbres fruitiers... Las de produire, ils plient sous les années, et semblent demander grâce à la vie... Çà et là des fouillis d’orties, des planches pourries, des fourmilières, des tas de gravois, des guirlandes de ronces.

Cet humble jardin n’a pour lui qu’une admirable petite grille dormante en fer forgé qui termine l’avenue des cyprès et qui provient d’une abbaye des environs saccagée jadis par les Bernois. Elle se compose de plusieurs panneaux de brindilles forgées à la main, qui, arrêtées aux montans par des embrasses, se contournent en volutes et en rinceaux. Partout le fer est marqueté de coups de poinçon, et les moindres détails de l’ordonnance sont combinés avec un goût exquis. Je voulus faire admirer cette porte au baronnet; à peine daigna-t-il l’honorer d’un superbe regard. En ce moment, M. de Lussy parut..


— Bien semblait l’ermitage de vieille antiquité!


dit-il en souriant à M. Adams. Pensez-en ce qu’il vous plaira, mais ne dites pas de mal de ma grille. Elle date de la fin du XIIe siècle, et je vous la donne pour un chef-d’œuvre. Le moyen âge était artiste dans l’âme; qu’on leur demandât de sculpter une corniche, d’ouvrager une grille ou de décorer un panneau, les hommes d’alors mettaient un peu d’eux-mêmes dans tout ce qu’ils faisaient. Du style et de la sincérité, voilà leur secret, que nous avons perdu. Aujourd’hui nous ne forgeons plus le fer à la main, et nous avons des machines qui travaillent pour nous à miracle ; mais nous ne savons plus faire parler le fer ni la pierre, pas le moindre mot, bouche cousue... Approchez un peu. Que de grâce, que de fantaisie dans les enroulemens de ces rinceaux ! Quand je suis seul et que je m’ennuie, je viens m’asseoir près de cette grille et je la regarde. Comme on voit bien que celui qui en fit le dessin avait quelque chose à dire !

— J’y consens, dit le baronnet; mais à quoi vous sert-elle?

— Je viens de vous le dire : elle me tient compagnie... Excusez-moi, ajouta-t-il; j’oubliais que vous m’avez demandé l’autre jour de quoi servit au lépreux le baiser de saint François...

— Mon cher monsieur, répliqua le baronnet, tout cela est bel et bon; mais je n’estime que les choses vraiment utiles, celles qui peuvent contribuer à nous rendre la vie agréable et commode. Qu’il y