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LE DERNIER AMOUR.

qu’on oublie cette vie que je vais quitter ! Je n’ai pas d’autre désir, oublier ! Ne plus savoir que je suis souillée et méprisée ! À ce prix, j’accepterais avec joie les plus atroces tortures et même les îeux et les épouvantes de l’enfer.

« Ah ! je ne sais pas s’il y a un Dieu, mais je sens qu’il y a une justice, car j’ai été bien punie. Après avoir été si heureuse, si aimée, si honorée, se voir seule et dédaignée, et sentir qu’on ne peut plus rien pour reconquérir l’estime !

« Il n’y pouvait rien non plus, lui ! il voulait m’aimer, il y avait entre lui et moi quelque chose qui le repoussait. Il me l’avait bien prédit que, le jour où il ne m’estimerait plus, je lui deviendrais étrangère et indifférente. Tout cela, c’est ma faute. J’aurais dà t’épouser et te tromper pour lui. Tu me l’aurais pardonné, toi qui n’as pas de cœur et que l’argent console de tout. Voilà ce que je pense de toi, voilà mon adieu. Il le lira, lui à qui je n’ose plus parler. Il crachera sur ton nom et sur mon héritage, qui salirait ses mains pures ; mais il ne crachera pas sur ma tombe. Il y mettra des fleurs, une larme peut-être !… Ah ! Sylvestre, si vous saviez comme je vous aimais !.. Mais vous ne pouvez pas le croire, vous ne comprenez pas qu’on aime et qu’on trahii^se… — Vous… non, je ne veux pas lui parler, je l’irriterais. Tout ce qui est moi vivante lui est amer et repoussant. Allons, il faut mourir. J’ai horreur de la mort pourtant, et je n’aurais jamais cru en venir là ! J’ai été si souvent et si longtemps malade que je comptais sur elle pour me délivrer de mes tourmens… Mais je guéris, je ne souffre plus de mon corps, et mon âme me torture. Il faut que je me la donne à moi-même, cette mort dont j’ai peur !… Eh bien ! raison de plus : si j’avais envie de mourir, si je me sentais épuisée, infirme, lasse d’agir, où serait le courage, où serait ma punition ?

«… C’est fini, j’ai bu. Vais-je souffrir ? Sera-ce long ? Je sens de la force à présent, je vois clair dans ma vie, je n’ai pas d’excuse. Sylvestre, admirable ; toi, infâme ; moi… l’orgueil m’a empêché d’accepter ma déchéance. J’ai sans doute commis un grand crime ; mais à quoi bon s’humilier, puisque rien ne peut l’effacer ? La mort seule… Ah ! mourir vite ! — Oui… bientôt. Je ne peux plus penser. — Tout est lourd. Tout m’écrase. L’air m’écrase. Tout me… rien ne… Félicie… trente-deux ans… morte le… je ne sais plus. »

Je relus plusieurs fois cette lettre navrante, je la recopiai pour la conserver, et j’envoyai l’original, comme lettre de faire-part, à celui dont l’amour avait tué Félicie.

Je me demandais cependant avec effroi si je n’étais pas, autant que lui, le meurtrier de cette infortunée. Par le fait, hélas ! oui ! Si j’avais pu.lui rendre mon amour, elle eût pu vivre. Je ne croyais