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LE DERNIER AMOUR.

d’un homme qui sera votre ennemi, s’il croit n’y rien risquer, et si son intérêt l’exige.

Le nom de Tonino me fit hausser les épaules. — Tonino étant le seul héritier de ma femme, répondis-je, ne deviendrait mon ennemi qu’en cas de contestation de ma part, et il n’en sera pas ainsi.

— Et pourquoi donc ? Votre femme doit avoir pris des dispositions pour vous assurer sa fortune ou tout au moins l’usufruit.

— Ma femme savait que ces dispositions seraient un outrage pour moi. Elle ne les a pas prises.

— Un outrage ! s’écria le docteur ; pourquoi donc un outrage ?

— Parce qu’elle avait commis une faute dans sa jeunesse et que je l’avais épousée à la condition de ne rien recevoir d’elle ni durant sa vie, ni après sa mort.

— Vous êtes fou, dit Morgani, mais logique dans votre folie, et je vous respecte. Sylvestre !… Mais qu’allez-vous devenir ?

— Rien. Je resterai ce que je suis : un homme qui aime le travail et qui n’a pas besoin de bien-être.

— Mais l’âge viendra, malheureux ! votre santé a souffert dans ces derniers temps.

— Ne vous inquiétez pas de moi. Je vous jure que je ne connaîtrai pas la misère ou que je la subirai sans qu’elle paraisse.

— Comment ferez-vous ?

— Je ne demanderai rien à personne et ne me plaindrai jamais.

— Venez, Sylvestre, venez demeurer avec moi. Je suis seul, j’ai quelque aisance. Je vous apprendrai la médecine, vous m’apprendrez tout le reste. Nous vivrons et mourrons ensemble, ce sera moins triste que de vivre et de mourir seuls.

— Merci, mon ami ; mais je ne saurais rester dans ce pays. Il faut que je le quitte et n’y revienne jamais.

— Oui, je comprends. Pourtant… ne maudissez personne ! ne haïssez pas le souvenir de votre femme !

— Je ne le hais pas. Pourquoi supposez-vous…

— Sylvestre, c’est assez dissimuler vis-à-vis l’un de l’autre ! Vous saviez tout, elle me l’a dit la dernière fois que je lui ai parlé. Moi aussi je savais tout, et depuis longtemps. Il faut savoir pardonner ; il y a des fatalités d’organisation devant lesquelles le médecin est forcément matérialiste… Et si je vous disais que, vousmême, vous avez subi cette fatalité en causant le dégoût de la vie qui a porté votre femme au suicide ?

— Elle vous l’a dit ?

— Non, mais elle m’a répété trois fois : a II ne peut plus m’aimer ! »