Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 64.djvu/820

Cette page n’a pas encore été corrigée
816
REVUE DES DEUX MONDES.

les plus dévoués, je leur montrerai que vous êtes folle, et ils vous empêcheront de courir à votre déshonneur.

— Et vous me ferez enfermer ?

— Je vous enfermerai, s’il le faut.

— Dans une maison de fous ?

— Dans votre propre maison. Vous êtes assez riche pour être bien soignée et bien gardée.

— Et vous resterez là comme geôlier en chef ?

— Je resterai à mon poste.

— Dix ans, vingt ans ?

— Toute ma vie, s’il le faut.

— Et si je deviens folle furieuse ?

— N’étant ni fou, ni furieux, moi, je vous ferai traiter avec une inaltérable douceur.

Elle éclata de rire. Ce rire affreux entra dans mon cœur comme une blessure mortelle, la dernière. Il palpita de douleur un instant et s’éteignit.

— Je ne veux pas partir, reprit Félicie avec une tranquillité épouvantable. — Vous n’avez pas besoin de tant de vertu. Est-ce que vous allez me surveiller ?

— Je sais que ce serait inutile, si vous étiez bien décidée à fuir : mais il serait toujours facile de vous rejoindre et de vous ramener, puisqu’on sait où vous iriez.

Elle s’élança sur moi, tomba à genoux et s’écria : — Sylvestre ! un mot de colère, je t’en conjure ; un seul mot de haine contre Tonino et de jalousie contre moi ! sois homme ! maudis ton rival et punis ta femme ! Je croirai alors que tu m’aimes, et je t’adorerai !

— Ne m’adorez pas, lui dis-je. Je ne pourrais pas vous rendre ce que vous me donneriez.

Je la quittai ainsi. La mesure était comble. Le lendemain, je la retrouvai debout, vaillante, active, et comme étrangère au drame de cette nuit horrible. Elle avait toute sa présence d’esprit, elle commandait, elle travaillait, elle rangeait ; elle était aimable par momens avec ses gens, et avec moi, devant eux, presque enjouée. Pensait-elle à mes menaces et voulait-elle me montrer qu’il ne serait pas aisé de la faire passer pour folle, si elle prenait la fuite ? Je fus révolté de cette lâcheté. Elle savait que jamais je ne la traduirais comme coupable devant un tribunal. Allait-elle travailler à se faire haïr, à me mettre hors de moi, à lasser ma patience, à me rendre méchant ? Me créer des torts envers elle était sa dernière ressource.

Elle l’essaya et elle échoua. Je me renfermai dans une politesse et dans une habitude de déférence inexpugnable. Le savoir-vivre est une forteresse dont les gens mal élevés ne connaissent pas la