Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 64.djvu/817

Cette page n’a pas encore été corrigée
813
LE DERNIER AMOUR.

elle semblait le rejeter avec dédain et vouloir exprimer un ordre de sentimens contraires. Mon imagination surexcitée eût pu interpréter ces divagations musicales comme une sorte de récit symbolique qu’elle voulait me faire de ses orages, de sa chute et de son désespoir ; mais je cherchai en vain la vraie note de la douleur, elle n’y était pas. C’était plutôt celle de la colère ; sa plainte ressemblait à une malédiction. Cette voix âpre du violon froissé et fouetté par l’archet frémissant me faisait un mal horrible. Je crois que j’eusse préféré les plus atroces paroles. Félicie déployait une habileté d’exécution que je ne lui connaissais pas, mais je sentais que son esprit était impuissant à rendre une émotion saine. Sa musique était folle, ses idées heurtées, incompréhensibles, comme si elle eût eu l’intention de faire souffrir sans s’avouer vaincue par la souffrance.

Elle le fut enfin, car elle jeta le violon brusquement, et il me sembla qu’il se brisait en tombant. Je vis sur le massif d’arbres, en face de la maison, passer le reflet d’une lumière qui changeait de place dans sa chambre ; mais Félicie marchait sans faire aucun bruit, comme une ombre.

Une grave inquiétude s’empara de moi. Je me demandai si ce chant bizarre, au milieu de la nuit, était un cri de révolte ou un adieu éperdu. Allait-elle essayer de fuir pour rejoindre Tonino ? Mais Tonino ne voulait plus d’elle, j’en étais sûr. Se faisait-elle illusion sur son dégoût, ou prétendait-elle, par je ne sais quel parti extrême, le forcer encore à jouer la passion pour obtenir le repos de son ménage ?

Je descendis sans bruit l’escalier, et dans l’obscurité je m’assis sur la dernière marche, près de sa porte. Elle ne pouvait pas faire un mouvement sans que je l’entendisse. À aucun prix, je ne voulais la laisser courir à sa honte et à sa perte. Chassée par Vanina, abandonnée par Tonino, elle n’aurait plus de refuge que dans le suicide, car je ne me sentais plus le courage de tolérer de nouveaux égaremens.

Il me sembla entendre pétiller du feu dans sa cheminée. Je m’avançai sur le balcon, et je vis en effet une raie de fumée sur le ciel clair et constellé. Elle brûlait sans doute des papiers, car nous étions en plein été, et à moins d’être très souffrante elle ne pouvait avoir besoin de se réchauffer. Une brise qui rabattit un instant cette fumée me fit saisir une odeur acre qui n’était pas celle du papier, mais plutôt celle du linge brûlé. Je revins près de sa porte, j’entendis qu’elle ouvrait le verrou comme si elle se disposait à sortir. Ne voulant pas que sa fuite, si elle l’avait résolue, reçût le moindre commencement d’exécution, je fis du bruit avec mes pieds