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laissera pas sur sa table tel roman que nous pourrions nommer, et se croira obligée de s’excuser, si on la surprend en flagrant délit de lecture. Ce qui était là du fruit permis devient ici du fruit défendu, distinction suffisante pour justifier nos réserves... et pour augmenter le nombre des lectrices de M. Dumas.

Aime-t-il mieux que nous traduisions notre pensée en noms propres? Nous en choisirons deux qui ne sauraient lui être suspects : M. Alexandre Dumas, son père, et M. Mérimée, que personne n’accusera de pruderie. Qu’on se souvienne de l’heureux temps où M. Alexandre Dumas, alors dans tout l’éclat et toute la jeunesse d’un talent destiné à se perdre dans des flots d’encre, publiait ici même la Dame de Giac : amour fougueux, jalousie sensuelle, adultère effronté, châtiment atroce, rien n’y manquait; le lecteur assistait à ces transports, aspirait cette atmosphère de feu, sentait le battement de ces artères, voyait ce beau corps de jeune femme placé en travers de la selle d’un cheval et entraîné dans l’espace au milieu d’une nuit d’orage, tout cela sans un seul détail, un seul trait qui changeât la scène passionnée en tableau érotique. Et M. Mérimée, ce maître, ce modèle de sobriété, de sûreté et de justesse, que lui a-t-il fallu pour rendre Diane de Turgis vivante, visible et palpable, pour nous faire croire à tous que nous la connaissions et que nous allions l’aimer comme Bernard de Mergy?... « Un léger souffle de vent souleva le bas de sa longue robe de satin et laissa voir, comme un éclair, un petit soulier de velours blanc et quelques pouces d’un bas de soie rose. » — Pas un mot de plus, et l’on peut ajouter, sans songer à mal, que le diable n’y perd rien.

Nous pouvons maintenant aborder les parties scabreuses du récit de Pierre Clemenceau. Au moment où il n’était encore qu’un jeune élève de M. Ritz, il a rencontré dans un bal déguisé, chez une de ces femmes-auteurs dont s’amuse le bel esprit parisien, une Polonaise d’âge mûr, accompagnée de sa fille à peine sortie de l’adolescence. C’est ici que la réalité s’empare du roman pour le gouverner jusqu’au bout. Le procédé s’affirme dans toute sa netteté, et l’on peut en apprécier les inconvéniens et les avantages. Tous les détails des premières rencontres de Pierre et d’Iza Dobronowska sont pris sur le fait, enlevés à l’emporte-pièce : ils nous rejettent loin de cette école romanesque qui se plaisait à créer pour les amans des cadres particuliers, une atmosphère spéciale où tout favorisait l’illusion, l’enthousiasme et la tendresse. Ici rien de pareil : un bal de petites gens dans un salon de mauvaise mine où les fumées poétiques sentent le pot-au-feu ; des costumes de carnaval, une Marie de Médicis « mettant ses galoches, retroussant sa robe à queue, montrant des jambes massives, des bas de gros tricot et des bottines de satin élimées par le temps; » une petite fille déguisée en page, qui n’est encore d’aucun sexe et dont l’exquise beauté ne peut être que pressentie; ce couple bizarre montant dans un fiacre, escorté des cris traditionnels du gamin de Paris; toutes les lai-