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ceux-ci. On a maintenant des pièces monstrueuses, dont chacune coûte à établir une soixantaine de mille francs, et qui ne pourront pas tirer plus de deux cents coups; chaque boulet en acier forgé revient, avec sa charge, à 5 ou 600 francs. Il est vrai qu’un seul de ces boulets, perforant le blindage et éclatant à l’intérieur, suffit pour anéantir corps et biens un de ces beaux vaisseaux cuirassés qui ont coûté 8 ou 10 millions. Imagine-t-on ce que serait une guerre prolongée avec un tel gaspillage de capital? Ce qu’il y a d’excessif dans les frais de notre système militaire annonce qu’il marche à sa fin.

Il n’est pas nécessaire d’épuiser la série des transformations sociales qui préparent l’avènement d’un nouveau droit des gens. Les différences sautent aux yeux. Dans le système que nous ont transmis les monarchies absolutistes, la maxime fondamentale est que l’intérêt et le devoir de chaque puissance sont de nuire aux autres, ce qui conduit logiquement à la chimère de l’équilibre européen. Les nouvelles combinaisons sociales qui se dégagent d’elles-mêmes par la force des choses démontrent précisément le contraire. Il devient évident pour les peuples qu’ils n’ont aucun intérêt à se nuire, et que la prospérité de chacun tourne à l’avantage des autres. La sagesse de l’ancien régime était la défiance, les prohibitions et l’isolement; le principe du monde nouveau est l’expansion, l’échange des services. Plusieurs causes de guerre ont déjà été éliminées par la liberté religieuse, par la liberté des communications et du commerce. Les autres prétextes d’hostilités seront successivement affaiblis en chaque pays par la liberté politique à l’intérieur, par la liberté d’examen et de publicité, par le vote libre des impôts, en un mot par le self-government, qui soumettra les faits de paix ou de guerre au contrôle éclairé de la conscience publique.

Un sénateur romain n’aurait pas compris un ordre social sans la chasse aux prisonniers pour fournir des instrumens de travail. Un guerrier frank n’aurait pas compris un régime où chaque homme d’armes, au lieu d’exploiter le droit du plus fort, aurait été limité à une assignation sur le revenu d’une terre proportionnellement à ses services. Le seigneur féodal n’aurait pas compris un chef souverain disposant de tous les domaines, de toutes les fonctions et de tous les courages par le seul effet de sa volonté. À ces trois époques, des changemens dans l’économie sociale se sont produits, et les seules combinaisons devenues praticables ont été celles que l’on aurait crues précédemment impossibles et absurdes. Certes les changemens survenus depuis un demi-siècle dans les opinions, la loi du travail et la manière de vivre sont plus profonds, ils tranchent plus avec le passé que ceux qui ont fait surgir le servage de la glèbe, la