Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 64.djvu/685

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

au lépreux en le baisant sur la bouche ! le pauvre diable en était bien avancé !

— Vous ai-je dit, repartit Armand, que saint François eût le sens commun ?

— Quant à moi, lui répondis-je, j’admire comme vous ce baiser ; mais il y aurait trop à dire là-dessus. Un mot seulement, et nous clorons le débat. Cet extraordinaire que vous vantez dans les vertus du moyen âge, il ne m’est pas difficile de l’expliquer. Les Germains, ces pères de la féodalité, ces ancêtres de la société moderne, apportèrent de leurs forêts quelque chose que ni Rome ni Athènes n’avaient connu, le génie du compagnonnage. Se donner volontairement à un chef, courir aventure avec lui, puis reprendre sa liberté pour l’aliéner bientôt par un nouveau contrat et tour à tour se donner pour s’appartenir et ne s’appartenir que pour se donner encore, c’est ainsi qu’ils entendaient la vie sociale… Et maintenant ces hommes des bois, convertissez-les à une religion qui prêche l’idéal d’une perfection abstraite et qui proclame en même temps que l’âme humaine a une valeur infinie, puisque Dieu a voulu pâtir et mourir pour elle, puis voyez ce que devait produire la rencontre du génie de cette race avec le génie de cette religion. Athènes et Rome avaient enseigné le respect de la loi, principe des cités antiques. La loi sera pour les barons féodaux un objet de haine et de mépris, — de haine parce qu’elle est une règle permanente, uniforme, un maître impassible, sans visage et sans mains, qui ne fait pas acception des personnes, — un objet de mépris aussi parce qu’elle est toujours inférieure à l’idéal, à ce qu’on peut rêver. Il s’ensuit que, fidèle à l’esprit de compagnonnage, la féodalité conçut la société comme un système d’engagemens personnels qui liaient l’homme non pas aux choses, mais l’homme à l’homme, et d’autre part elle prit pour règle de la vie morale les oracles du cœur proclamé l’arbitre des devoirs. De là, selon que le cœur se met au-dessus ou au-dessous de la loi, tour à tour de saintes, d’héroïques folies, du sublime, le mépris de la chair et du sang, des vertus qui étonnent la nature, — mais aussi des déréglemens sans nom, d’insolentes fantaisies qui bravent tout, des folies de crime et d’orgueil… Vous avez fait votre choix, vous nous avez montré les Josselin, les Godefroy, les Humbert. Que dites-vous des Thomas de Marie, des Robert de Bellesme, des brigands de grands chemins, des détrousseurs de marchands, des rançonneurs de pèlerins, de ces pieds qui marchaient dans le sang, de ces mains avides et pesantes à qui rien n’était sacré, de toute cette engeance des brise-moutiers qu’on appelait aussi les éveille-chiens, parce que bien avant dans la nuit, quand ils sortaient de leur repaire pour quel-