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enfin, par ses indiscrétions, profane tous les mystères, rapproche tous les lointains, tue tous les songes. Le moyen de rêver au bord de l’océan depuis que nous savons ce qu’il y a de l’autre côté ? Les contemporains de Godefroy de Bouillon étaient mieux lotis que nous : ils avaient leurs coudées franches, le droit de rêver et d’oser ; vivant dans le merveilleux comme dans leur élément, la soif des aventures les chassait-elle de leurs manoirs, ils se précipitaient, flamberge en main, dans l’inconnu. Quel temps que celui où un chevalier pouvait dire à un autre : « Ami, je viens d’une terre qui mult est riche, et qu’on appelle la Morée ; prenez de gens ce que vous en pouvez avoir ; allons avec l’aide de Dieu et conquérons. Ce que vous me voudrez donner de la conquête, je le tiendrai de vous et je serai votre homme lige ! »

— Les croisades, interrompit M. Adams, sont la plus grande extravagance qui soit jamais éclose dans la cervelle des hommes, et Dieu sait pourtant tout ce qu’ils ont pu inventer en ce genre.

— Ami Lucien, reprit posément M. de Lussy, les croisades ne furent pas seulement une entreprise religieuse ; il y faut voir une grande expérience de colonisation tentée par la féodalité. Toute société parvenue à son plein développement ressent un irrésistible besoin d’expansion ; il faut qu’elle se reproduise et propage son principe. Au XIIe siècle, la ruche féodale essaima. Tous ces barons, colons d’un principe, qui s’en allèrent se découper des fiefs en Palestine et en Morée, que de surprises leur étaient réservées ! L’idée qu’ils apportaient avec eux se trouva en présence de deux mondes tout nouveaux pour elle : la vieille Byzance et l’Egypte florissante des califes. Moment unique dans l’histoire ! Du choc de ces trois civilisations jaillit un éclair de poésie dont tous les yeux furent éblouis ; chroniqueurs, trouvères et jongleurs en eurent pour deux siècles à raconter cette grande fête des imaginations…

Excusez-moi si je vous parle de ces choses avec passion ; mon enfance s’en est nourrie. À douze ans déjà, mon épée de chevet était la chronique de cet évêque de Saint-Jean-d’Acre, de ce Jacques de Vitry, qui ne pouvait assez s’étonner de l’étonnement des Francs lorsqu’on leur contait les merveilles de l’Orient, comme si, disait-il, il y avait en Orient autre chose que des merveilles. Et là-dessus tout d’une haleine, après avoir décrit les arbres, les fleurs, les pierres de cette terre enchantée, il disserte gravement sur les amazones, les sirènes, les cynocéphales qui aboient nuit et jour, les géans qui n’ont qu’un pied, lequel est si large qu’ils s’en servent comme d’une ombrelle pour s’abriter des ardeurs du soleil. J’avais aussi un faible, dont je m’accuse, pour ces enfans de croisés nés en terre sainte, et qu’on nommait poulains. Le bon évêque