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dans un groupe qui, lui-même, faisait quelque figure dans l’état… O niveleurs, niveleurs ! Maîtrises, jurandes, corporations, ce qui groupait les hommes, ce qui rendait forts les faibles, ce qui liait les âmes et cimentait les destinées, il a fallu que tout tombât sous la hache des révolutions, et qu’on nous réduisît à cette solitude effrayante de volontés et de pensées où nous vivons… L’état, c’est-à-dire le monstre du fisc, seul, debout au milieu d’une société en poussière, — voilà ce que vos héros ont fait de nous.

— Ah ! permettez, repartis-je. Nos pères n’ont démoli que pour rebâtir. Est-ce leur faute si le travail de la truelle est plus lent que celui de la pioche ?

Et je lui rappelai tous les abus qui avaient discrédité l’institution des jurandes et qu’a signalés Turgot dans son préambule, — des corporations ombrageuses, exclusives, d’où l’étranger était forclos, l’exercice de toute profession interdit à qui n’était pas enrôlé dans une communauté, l’acquisition de la maîtrise rendue de jour en jour plus difficile en vue de favoriser les fils de maîtres, les frais et les formalités compliquées de la réception, le jugement arbitraire du chef-d’œuvre, la longueur des apprentissages, la servitude des compagnons, les femmes exclues de tous les métiers, plus d’émulation, le talent découragé, de basses jalousies mettant à l’interdit les inventeurs et leurs inventions ; je lui fis voir ensuite comment le principe de l’association libre, qui en est encore à ses débuts, remplacerait avec avantage le vieux système des maîtrises et des jurandes ; je lui montrai dans l’avenir notre société désagrégée se transformant par degrés, les groupes renaissant d’eux-mêmes, tous les atomes flottans et dispersés se rassemblant en de nouvelles combinaisons, et l’harmonie succédant peu à peu à notre chaos. — Par ce qui se fait, lui disais-je, jugez de ce qui se fera. Toutes ces associations que nous voyons se former pour mettre à la portée des petits le pain du corps et le pain de l’âme, les instrumens du travail, le crédit, les sciences et les arts, l’avenir leur appartient et à bon droit, car elles ne sont pas fondées, comme les corporations d’autrefois, sur l’injustice et le privilège.

Je ne le convainquis pas ; il secoua la tête. — Il est aisé de médire des privilèges, répliqua-t-il ; mais l’homme est ce qu’il est, vous ne le referez pas. Il ne prend à cœur que ceux de ses droits qui sont des privilèges. Toute l’histoire est là pour en faire foi. Vos fameux Athéniens du temps de Périclès,… ôtez-leur donc leurs esclaves. Pensez-vous qu’ils eussent fait encore grand état de leur métier de citoyens ?

— Vous avez beau dire, lui repartis-je, les hommes ne sont pas toujours les mêmes, et nos nouvelles lois sont l’expression d’idées nouvelles.