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second pas de la philosophie allemande. Il s’accomplit en quelque sorte à son heure, de 1793 à 1799, pendant l’orageuse période de la révolution française, quand l’ordre ancien succombait tout entier pour ne laisser, ce semble, sur la terre que la république universelle. Cette apothéose de la personne humaine, avec ses conséquences sociales et religieuses, ne pouvait manquer d’effrayer le gouvernement grand-ducal. Alors se fit, au commencement du XIXe siècle, le troisième et dernier pas de la philosophie allemande, assez semblable dans la science à celui que faisaient de leur côté la France et l’Europe dans l’ordre politique. Un homme qui commença par être le disciple de Fichte, qui bientôt après devint son adversaire, opposa à l’idéalisme transcendantal un système tout contraire, dont il marqua nettement le caractère en l’appelant la Philosophie de la nature, et c’est encore d’Iéna que partit ce grand changement.

M. Schelling, né en Würtemberg en 1775 et élevé au séminaire théologique de Tübingen, s’était rendu à Iéna pour y achever ses études, attiré par la renommée de Fichte. Il s’éprit d’abord de l’idéalisme transcendantal, et il en fit profession dans un écrit qu’il composa à l’âge de vingt ans et publia en 1795 sous ce titre : Du moi comme principe de la philosophie[1]; mais le jeune philosophe avait l’esprit trop juste pour ne pas reconnaître bientôt qu’il est impossible de s’en tenir à un point de vue aussi étroit, aussi peu compatible avec le sens commun et tous les instincts de l’humanité; il avait d’ailleurs l’âme trop sensible au beau pour fermer longtemps les yeux au spectacle du monde. Il se mit donc, par une réaction inévitable, à étudier la physique, la physiologie, la médecine, et dès l’année 1797 il mit au jour ses Idées pour une philosophie de la nature[2]. Sa mâle éloquence lui donna bien vite de nombreux auditeurs, et en 1798 il fut nommé professeur extraordinaire de philosophie. C’est alors que survinrent les tristes démêlés de Fichte avec le gouvernement de Saxe-Weimar.

Plus tard, quand j’eus fait à Munich la connaissance de M. Schelling, il me raconta ces démêlés, auxquels il avait assisté. Fichte était le plus sincère, le plus noble, le plus vertueux, mais aussi le plus obstiné des hommes. Il portait l’admiration de la révolution française, tout en ayant horreur de ses excès, jusqu’à des apparences fâcheuses. Sa théodicée ne pouvait guère être du goût du clergé saxon. Une affligeante polémique s’engagea sur ce terrain délicat. Goethe, l’ami, le favori, le ministre du grand-duc, était à la tête de l’instruction publique. Sa tolérance était égale à son in-

  1. Vom Ich als Princip der Philosophie oder über das Unbedingte in menschlichen Wissen.
  2. Ideen zu einer Philosophie der Natur.