Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 64.djvu/599

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cinquante mille hommes; les Français n’en comptaient pas deux cent mille. Nous venions de Dresde poursuivis par l’ennemi. Nous occupions les devans et toutes les portes de la ville. C’est à la porte de Grimma que se passa le plus sanglant de l’affaire, et aussi vers celle qui conduit à Lützen. La bataille perdue, nous n’avions pour nous retirer sur la route de Francfort que le pont de l’Elster. Ce pont, rompu à contre-temps, avant que l’armée entière fût passée, coûta la liberté ou la vie à plus de vingt mille hommes, contraints de demeurer prisonniers ou de tenter à la nage le passage de l’Elster, petit fleuve assez profond et dont les bords sont escarpés. Que de braves périrent dans cet effort désespéré! C’est à cette place que l’infortuné Poniatowski, déjà mortellement blessé, s’élança à cheval dans le fleuve, et, n’ayant pu gagner la rive opposée, resta enseveli dans les flots.

Parti de Leipzig le lendemain pour arriver le soir même à Iéna, sur toute la route, à chaque pas, je rencontre des lieux qui renouvellent en moi les pensées de la veille. En approchant de Lützen, je sens augmenter mon émotion. Les souvenirs les plus divers se disputent mon âme. Je ne puis échapper à ceux de 1813, si glorieux, mais si tristes, où la victoire d’un jour cache mal les prochains désastres, qu’en évoquant d’autres fantômes aussi grands, aussi illustres, sans être douloureux à mon patriotisme. Je pense à une autre guerre, égale à toutes celles de la révolution et de l’empire, à cette guerre de trente ans qu’ici tout me rappelle, et Gustave-Adolphe m’arrache à Napoléon.

Lützen, aujourd’hui encore une très petite ville, n’était alors qu’un pauvre village sur le chemin de Leipzig à Weissenfelds. Des deux côtés de ce chemin, voilà bien ces plaines que j’ai si souvent rêvées en lisant Schiller; plaines vastes, découvertes, tout unies, qui semblent naturellement faites pour servir de théâtre à une grande bataille, comme Bossuet le dit de la plaine de Rocroi.

Les deux champions qui s’y mesurèrent étaient dignes l’un de l’autre par des qualités contraires : l’un réfléchi, profond, voulant en quelque sorte forcer la fortune à rendre hommage à ses calculs et présidant à la guerre sans presque y prendre part; l’autre encore plus consommé dans la science militaire où il a marqué sa place par des inventions considérables[1], et en même temps aussi soldat que capitaine et payant héroïquement de sa personne. Les deux causes engagées étaient bien grandes aussi : ici l’unité catholique, l’ordre ancien inauguré par Charlemagne, maintenu par Charles-Quint, et qui avait si longtemps couvert l’Europe de bienfaits; là,

  1. C’est à Gustave-Adolphe qu’on rapporte l’invention ou du moins le développement et l’heureux emploi de l’artillerie légère.