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LE DERNIER AMOUR.

enfant ! Je me serais jeté à l’eau pour sauver une fourmi. Avec ce caractère-là, j’avais bien des chances pour rencontrer la mort. Ma bonne santé elle-même impliquait un danger. Ceux qui, comme moi, n’avaient jamais fait de maladie étaient souvent emportés par la première atteinte. Il ne fallait qu’un refroidissement ou un coup de soleil. Je ne prenais aucune précaution. C’était imprudent à mon âge ! la vie tient à si peu de chose ! On ne devrait jamais s’effrayer de la longue durée des liens qui pèsent ; il n’y a rien qui dure. Tout ce qu’on peut raisonnablement prévoir, c’est que les vieux doivent partir avant les jeunes. Le fruit mûr tombe le premier. Pour conclure, le bon Tonino, tout en me pleurant d’avance, promettait à ma femme de m’enterrer et de me survivre. Quant à la sienne, elle était moins forte qu’elle ne le paraissait ; elle avait failli mourir en donnant le jour à son premier enfant, et puisque Félicie le forçait à lui tout dire, il lui confiait, d’un ton odieusement dolent, que depuis ce temps-là la pauvre Yanina avait la poitrine faible ; enfin, disait— il, il ne fallait pas rendre l’avenir impossible par la haine et l’impatience du présent. Il y a une destinée ; il y croyait, lui, il y avait toujours cru. Il s’était dit dès l’adolescence : « Je serai le mari de Félicie, » et le jour où il avait épousé Yanina une voix fantastique lui avait dit au pied de l’autel : « C’est en attendant que tu possèdes celle que tu aimes ! » La possession était arrivée, le mariage viendrait. — « Je ne sais pas quand, je ne sais pas comment, ajoutait-il ; mais c’est écrit, je le sens, je le sais, je le vois, et je te le prédis ! tu verras ! crois-moi ou tais-toi, ne m’ôte pas le rêve qui me fait vivre ! »

Je souriais de mépris en entendant Tonino parler ainsi de la destinée arrangée à sa guise. Placé en contre-bas de la roche qui nous séparait et qui surplombait l’abîme, je regardais les assises minées de cette masse qu’emporterait probablement le prochain orage, et je me disais qu’elle était peut-être encore plus ruinée en dessous et menacée d’une chute plus imminente qu’elle ne me paraissait. Qui sait si, en la poussant un peu par mégarde, Tonino ne l’eût pas fait descendre avec le terrain en talus qui me portait ? Et qui sait aussi, si, en plantant mon bâton dans le sable, je n’eusse pas pu déterminer l’avalanche et précipiter avec moi ces faiseurs de projets qui bâtissaient leur nid sur ma tombe ?

J’étais las d’écouter, j’en savais assez. Je ne sais plus ce qu’ils se dirent ; quand ils se furent éloignés, je ne les écoutais plus, je ne les surveillais pas, tout de leur part m’était devenu indifférent.

George Sand.

(La quatrième partie au prochain n°.)