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à présent que, si vous laissez vivre Tonino, ce ne sera pas couardise. Je tiendrai ma parole, vous pouvez être tranquille ; mais je n’ai pas promis de ne pas tuer Tonino, et gare à lui si je le trouve dans mes jambes pour quoi que ce soit ! Allez-vous-en. J’ai du chagrin d’avoir été humilié, il faut que je pleure !

Je m’en allai très calme, et aujourd’hui encore, quand je me souviens d’avoir failli étrangler un homme, un peu méchant il est vrai, mais non sans valeur morale et sans honneur instinctif, je ne me repens pas. J’avais bien réfléchi avant de contracter un second mariage. Je m’étais dit, comme la première fois, qu’il n’y a pas à jouer avec le serment par lequel on s’engage à protéger une femme. Il est profond, il a une mystérieuse extension, ce mot de protection que l’homme prononce et signe souvent sans en peser toutes les conséquences. Protéger, c’est défendre, préserver et venger. Sous la lettre de ce mot légal, il y a un sous-entendu qui en développe l’esprit jusqu’à l’illégalité. Plutôt que de laisser outrager sa femme, on doit tuer l’insulteur, et comme avec un mot elle peut-être souillée, il est des cas où l’on peut être meurtrier pour un mot. Cela devient un cas de légitime défense que la loi n’a pas prévu officiellement, mais que le juge serait bien embarrassé parfois de condamner.

Félicie avait cessé de mériter cette protection de ma part. Étais-je pour cela dégagé de mon serment ? Non ! elle seule pouvait m’en délier en m’abandonnant pour se donner publiquement un autre protecteur, et comme elle ne pouvait le faire sans ma permission, comme je ne pouvais pas la lui donner sans manquer âmes devoirs, nous n’étions libres ni l’un ni l’autre d’accepter le contrôle de l’opinion.

L’opinion est acharnée. Sixte More, avec son caractère aigre et sa personnalité opiniâtre, résumait d’avance, je le voyais bien, la lutte que j’allais avoir à soutenir contre toute la contrée, si je laissais ébruiter ce qu’on allait appeler ma honte. Les coupables qui m’exposaient avec une lâche témérité à cette lutte formidable y avaient-ils songé ?

Je mesurais l’étendue de ma tâche, j’étais prêt ; mais, pour rendre le péril moins imminent, je devais porter une grande prudence dans mes investigations : en suivant les traces ; en épiant les rendez-vous, je pouvais être épié et suivi moi-même. C’est l’inquiétude et l’impatience des jaloux qui éclaire et ébruite ce qu’il faudrait envelopper d’ombre et de silence.

Je fus très patient, très maître de moi. J’avais la certitude d’arriver à la connaissance entière des faits, si je ne me laissais pas surprendre par l’indignation. J’avais affaire à deux êtres profondément