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LES SEPT CROIX-DE-VIE.


XXIII.

Ainsi la douairière n’était plus. Tout ce charme piquant avec ce grand air si naturel, toute cette grâce incomparable, tout cet esprit railleur, tendre, ingénu, armé pourtant d’une si subtile clairvoyance et d’une si redoutable finesse, tout cela était évanoui ; mais le souvenir en devait rester ineffaçable dans le cœur de ceux qui avaient aimé la marquise. Pour elle, jamais elle n’avait eu qu’un sentiment sérieux et profond, — la passion de son fils. Vaillante et frivole comme elle avait toujours été jusqu’alors, elle avait pu supporter tous ses malheurs et les oublier ; mais le poids de la dernière, de la suprême épreuve avait écrasé le ressort de son cœur. Depuis le matin où le marquis était rentré au château mené par Violante et Chesnel, frappé comme ses pères, la douairière était condamnée. La vie s’était retirée lentement de ses veines glacées par la terreur qu’elle voyait pour la seconde fois s’abattre sur cette maison maudite. La pauvre marquise n’avait plus trouvé la force de défier le ciel ni de le prier ; elle n’avait fait que trembler, languir et pleurer ; son âme légère s’était envolée dans un soupir. Le fils qu’elle avait si chèrement aimé n’avait pu la reconnaître à l’heure des adieux ! La douairière était morte depuis deux jours, on venait de porter sa dépouille dans le caveau des Croix-de-Vie et de sceller la pierre. Un grand concours de peuple s’était pressé à ces tristes funérailles, dix paroisses étaient accourues pendant la nuit, malgré la tempête qui ne cessait de souffler ; puis toute cette foule s’écoula. La cour redevint déserte ; le château, dont la façade jusqu’au premier étage était tendue de noir, rentra dans son lugubre silence.

Alors M. de Bochardière, l’abbé de Gourio et Chesnel apparurent tous trois sur le seuil de la chapelle, d’où ils sortaient les derniers. L’abbé était pâle ; ses longues mains blanches tremblaient le long de sa soutane, l’anneau pastoral était devenu bien large pour ses doigts amaigris. Rien n’était changé sur la face puissante de Chesnel, toujours rude et sombre. M. de Bochardière considérait la pierre du seuil ; c’en était fait de son air superbe et de sa mine fleurie. Il calculait tout bas ce que son ambition et sa vanité satisfaites lui avaient coûté depuis un mois d’émotions navrantes, de regrets cuisans et de tardifs remords ; c’était un cruel décompte. L’abbé, d’une voix qui s’entendait à peine, dit : Il n’y a plus ici qu’une marquise. — M. de Bochardière releva brusquement la tête : Ne pourrais-je voir ma fille ? demanda-t-il à Ghesnel.

— Quand il dormira, lui, dit le valet.

Les regards de ces trois hommes se heurtèrent. Ceux de l’avocat