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et sensible. Je ne sais pas combattre le chagrin par mes propres ressources. Je ne lutte pas ; quand il vient, il m’écrase, et tandis que vous restez debout dans votre fierté vaillante, je suis brisé et me roule par terre comme un enfant. Pourtant je ne ni’arroge p^^ le droit de me dire désespéré, puisque je tié ëui’s pas méchant/ ç^^ quand j’ai plié sous la douleur, je me relève et je rn’arche. Ce n’est donc pas de la vertu que j’ai, et ce n’est pas là ce qui vous manque ; vous n’êtes que trop stoïque et dure à vous-même. Ce que j’ai, c’est ce que vous ne voulez pas avoir : c’est la foi. Je ne vous parle pas de croyance religieuse, je ne me permets pas d’interroger la vôtre ; mais vous ne croyez pas à l’humanité, vous voulez la résumer dans deux ou trois personnes que vous aimez et auxquelles l’habitude de tout nier vous empêche de croire. Cette espèce de rupture que vous avez faite dans votre cœur avec toute pensée d’union morale avec la société vous a rendue misanthrope, et la misanthropie, c’est de l’orgueil. Vous vous faites un point d’honneur de résister à l’horreur de l’isolement, tandis que vous devriez vous en faire un de vous en arracher et de pardonner à l’intolérance et au préjugé les blessures que vous en avez reçues. Enfin vous vivez dans le fiel d’un éternel ressentiment contre le monde, sans vous douter que vous entretenez son éloignement par le vôtre et sa tyrannie par votre révolte. Cette situation oii vous vous obstinez aigrit vos pensées et trouble votre jugement. Elle vous rend exigeante envers ceux-là mêmes que vous chérissez, et si vous n’y prenez garde, votre affection prendra l’allure du despotisme. Il y a dans votre manière de céder à leurs fantaisies quelque chose de découragé et de méprisant, et cent fois par jour vous levez la main pour briser vos idoles, quand il serait si facile de les gouverner comme je les gouverne, par la persuasion.

Je ne sais ce que je lui dis encore sur ce thème. Elle m’écoutai l avec une attention morne, comme si mes paroles l’eussent accablée sans la persuader et pourtant, lorsque je me taisais, elle me disait : Parlez encore, faites que je comprenne ; et quand je changeais d’attitude : — Gardez mes mains dans vos mains froides, disait-elle. J’ai la fièvre, vous me l’ôtez.

Quand j’eus dit tout ce que je croyais être l’analyse de son mal, elle me demanda le remède soudain, miraculeux, comme si j’eusse été un sorcier ou un saint. — Vous allez me tracer ce qu’il faut faire pour me changer, dit-elle. Vous voulez que je sois gaie, aimable, que j’invite mes voisins, que je fasse de la musique, que j’aille dans les fêtes, que je m’habille avec luxe, que je devienne coquette ? Est-ce là ce que vous me conseillez ? Je peux le faire ; mais le secret de prendre plaisir à tout cela, vous ne me le donnez pas.