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ses fossés se changer en jardins, en fouillis de verdure, ailleurs en pentes herbues ombragées de superbes noyers. Peu à peu les maisons sont venues s’appliquer familièrement contre le mur d’enceinte où elles se sont percé des jours discrets, ici une fenêtre, là une lucarne. C’est plaisir de voir ces vieilles murailles ouvrir des yeux étonnés au milieu du lierre et des rosiers grimpans qui les tapissent. Elles se souviennent des rudes assauts que leur ont livrés jadis les Bernois, et, respirant le parfum des jardins, elles ne savent qu’en penser. À quoi faut-il croire, au présent ou au passé, aux Bernois ou aux roses ? C’est à cela qu’elles rêvent en se chauffant au soleil.

Du côté de la rue, les maisons offrent un aspect pittoresque qui fait ma joie. Ce ne sont qu’angles rentrans ou saillans, des escaliers branlans aux ais disjoints, des balcons de guingois, des soupentes aériennes décorées de guenilles et de festons de maïs, des recoins sombres où dorment de vieux socs de charrue et des tessons de bouteilles, des fumiers où picorent des poules, des ruisseaux où tripotent et barbotent des bambins à demi nus qui mangent les passans de leurs grands yeux fixes. Plante ce tohu-bohu de chaumines délabrées sur le promontoire le plus avancé d’une falaise découpée en criques que la vague, qui les bat, a modelées à son image, — au-dessus un coteau, des vignes en hutin, un grand bois taillis de jeunes chênes, d’épais bouquets de ces châtaigniers chargés d’ans et de fruits qui sont l’honneur du Chablais : voilà mon village. J’y vais chaque jour, je cause avec le paysan ; mi-bonhomme, mi-sournois, sa simplicité est fourrée de finasserie, et j’aime à le voir, se déliant de mes intentions, n’avancer que pied à pied et en sondant le gué.

J’ai cependant des voisins plus huppés. Je ne parle pas de l’Anglais, dont le vaste domaine n’est séparé de mon clapier que par la largeur d’une route. L’Anglais et moi ne voisinerons jamais. Il ne m’a pas pardonné. Son comfortable chalet étant situé en arrière de ma masure, mes ombrages l’offusquent, et si je ne l’eusse gagné de vitesse, il rêvait de faire un bel abatis pour se ménager une échappée de vue sur le lac. L’insolence d’un pauvre diable qui, sans crier gare, est venu se jeter en travers de ses plans le révolte. Je l’aperçus un matin se promenant avec la gravité d’un juge de Westminster, et le regard qu’il me jeta témoignait de ses ressentimens. C’est ainsi qu’un bouledogue regarde un roquet qui croque à sa barbe une gimblette. Je ne suis pas fâché de lui déplaire, car sa figure ne me revient pas, figure régulière d’Endymion britannique, à laquelle il ne manque rien pour être belle ; le malheur est qu’on a oublié d’éclairer la lanterne. Ce personnage au col raide fait par-