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car s’il est vrai que tout ce qui est soit raisonnable, le mal, qui n’a plus de raison d’être, ne saurait durer ; les circonstances changeant, il s’évanouit dans le vide. Lève les yeux ! Cela est écrit là-haut. La raison est comme Saturne ; elle dévore ce qu’elle a engendré.

Ne m’objecte pas non plus que ma doctrine est propre à engourdir les courages, qu’elle prêche l’inertie, que si la raison est toute-puissante, nous n’avons qu’à nous croiser les bras, lui laissant le soin de faire elle-même ses affaires. J’en atteste l’histoire : ces stoïciens qui donnèrent à Rome ses dernières vertus, et lui prouvèrent que César ne peut rien sur qui sait mourir, les Arabes et plus tard ces fameux sultans qui firent quelque bruit dans le monde, les huguenots de France, les gueux de mer, les puritains, ces héros de la résistance, tous ces gens-là, Paul, surent vouloir et firent de grandes choses ; cependant ils ne laissaient pas de croire au destin, et on ne voit pas que leur fatalisme leur eût appauvri le sang. L’homme est de soi si faible, si dépendant ! Sans la complicité des choses, que lui sert-il de vouloir ? Otez-lui la confiance qu’il est l’instrument des nécessités et qu’il a les secrets de l’avenir, vous le réduisez à néant ; il n’osera rien, s’il ne sent le destin debout derrière lui. Et vraiment n’avons-nous pas sous les yeux un assez bel exemple de ce que peut sur une âme forte la foi à l’étoile ? On débute par des équipées ; on finit… par ce que nous voyons.

Paul, faisons la paix. La raison, que j’aime et à laquelle je commence à croire, n’exclut rien, car elle se sert de tout ; diversité est sa devise ; elle assigne à chacun son lot et sa tâche. Il faut à ce pauvre monde des rêveurs et des impatiens qui harcèlent sa paresse, lui communiquent leur inquiétude et l’empêchent de se contenter de ce qu’il a ; il lui faut aussi des poètes qui le bercent de leurs chansons, des fleurs à respirer, des papillons à poursuivre, voire des contemplatifs qui le consolent en raisonnant sur l’enchaînement des causes et des effets. Il est bon que tu aies la fièvre et que l’ambition des grandes choses te dévore ; il est bon aussi que j’aie lu Hegel et l’Esprit des lois chez les Gangarides, que mon sang se soit calmé, que, venant ici, ce lopin de terre m’ait plu, que mylord ait eu la goutte, qu’il ait injurié le notaire et l’ait traité de scoundrel, d’où il résulte que je t’écris, assis au pied d’un arbre, levant parfois le nez pour couver de l’œil mes bruyères et mes genêts ou un lac tranquille qui s’endort sur la grève. Laisse-moi couler ici des jours contemplatifs. Les sages de la Grèce estimaient que penser est plus divin qu’agir. Je ne nuis à personne ; c’est bien quelque chose. Plus tard, si je découvre que vous avez besoin de moi, je saurai quitter mes sylvains, et j’irai te dire : Me voici ; fais apporter le brasier de Scévola !…