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LA GUERRE EN 1866.

communs et ne font pas étalage d’attendrissement ; ils ont en revanche des idées qui, quoique très pratiques, ne manquent pas de grandeur. Ils n’avaient pas entrepris la guerre pour abolir l’esclavage ; mais, trouvant sur leur chemin cette tâche à accomplir, ils n’ont pas reculé pour consommer leur œuvre devant des difficultés qui eussent arrêté et atterré l’Europe ; ils n’ont besoin ni de subsides de friperie, ni d’encouragemens, ni de tirades. Après avoir résolu la question au point de vue théorique avec beaucoup de netteté et de vigueur, ils se sont placés en face des difficultés pratiques avec résolution, sans phrases.

Du moment que les noirs étaient affranchis, il fallait ou les garder ou les renvoyer ; on s’est prononcé pour la première de ces deux alternatives, et il ne pouvait en être autrement. La terre de servitude était devenue leur patrie, il y aurait eu cruauté et injustice à les en chasser, il y aurait eu de plus maladresse. Esclaves, les nègres travaillaient ; libres, ils travailleront encore et seront payés selon leurs œuvres. Ce n’est pas le moment de se priver de leurs services. Les produits bruts dont la culture et la récolte leur étaient confiés sont plus demandés que jamais. Les états du sud, qui sont essentiellement agricoles, étaient ruinés, si les quatre millions de nègres employés sur les plantations étaient venus à leur manquer. L’habile président Johnson, qui est du sud et en connaît les besoins, l’a bien compris. Il s’est attaché, malgré les reproches déclamatoires qu’on ne lui ménageait pas, à réinstaller les nègres émancipés dans ces fertiles plaines dont ils doivent devenir les ouvriers, les paysans naturels. L’entreprise est délicate ; il ne faut pas compter trouver chez les planteurs, ruinés par l’abolition de l’esclavage et élevés dans un profond mépris de la race noire, des sentimens bien tendres pour leurs anciens esclaves ; il est prématuré d’attendre de ceux-ci qu’ils comprennent bien leurs nouveaux devoirs et se montrent du premier coup à la hauteur de leur nouvelle situation. La transition sera peut-être malaisée ; mais la grande république américaine possède à sa tête un homme qui a fait preuve d’énergie non moins que d’esprit de conciliation, et qui paraît disposé à se dévouer tout entier à l’accomplissement du rôle que la Providence lui a confié. Ce qui contribuera sans doute à opérer un rapprochement entre les planteurs et les affranchis, c’est le besoin qu’ils ont les uns des autres. Les nègres ont besoin de travail pour ne pas mourir de faim ; les planteurs ont besoin de se relever à force d’énergie de la situation affreuse à laquelle leur pays a été réduit par la guerre, les nègres leur sont indispensables pour cela. C’est après les hostilités, quand les passions qui avaient amené la lutte et l’ardeur qui l’avait accompagnée furent