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REVUE DES DEUX MONDES.

Jean Morgoron vint nous rejoindre, et il ne fut plus question que du torrent et de la prairie.

Pendant quinze jours, nous ne fûmes pas occupés d’autre chose. Je ne cessais d’explorer le lit du torrent, voulant tout prévoir, et plusieurs fois je retournai à la prairie de la Quille pour la sonder dans tous les sens et m’assurer de la profondeur du sol. L’eau devait, à coup sûr, entraîner des débris de roche quand elle aurait fini de peler la montagne ; il fallait donc penser à l’avenir et aviser à ce que les pierres ne vinssent pas recouvrir nos terres à un moment donné. Après beaucoup de réflexions et d’observations, je trouvai un moyen simple et peu coûteux ; mais ce n’est pas l’histoire du torrent que vous m’avez demandé, et je vous fais grâce des détails. Il m’a fallu vous dire tout ce qui précède pour vous faire savoir comment je me trouvai lié à l’existence des Morgeron, et comment aussi je fus mis promptement à même de connaître les secrets ressorts de leur destinée et le caractère de la personne la moins expansive du monde, Félicie Morgeron.

Quant à celle-ci, je la connus mieux encore lorsque j’annonçai que, mes calculs étant établis et ma certitude acquise, il fallait s’occuper d’acheter le terrain de la Quille. Jean attendait cette décision avec une impatience fiévreuse. Il voulait courir chez Zemmi à l’instant même : Félicie l’en empêcha. — Vous vous ferez voler, lui dit-elle. Laissez-moi régler l’affaire. — Et elle partit avec Tonino pour le village où demeurait Zemmi.

Ils revinrent le soir même. Tout était terminé ; nous avions la prairie pour un prix minime. Jean était trop passionné pour s’arrêter aux petits scrupules. Il louait et remerciait sa sœur avec transport. Je n’avais pas la conscience aussi tranquille. Zemmi était un paysan très pauvre, j’aurais souhaité qu’on l’associât d’une façon quelconque à nos futurs bénéfices ; mais la chose ne me regardait pas, et je n’osais rien dire. — Vous rêvassez, me dit Tonino le lendemain avec sa familiarité enfantine et caressante. À quoi pouvez-vous bien penser ?

— Au pauvre Zemmi, lui dis-je. Je regrette de n’avoir pas de quoi le faire profiter…

— Chut ! reprit Tonino ; parlons bas, car la cousine est toujours sur les talons, et elle a l’oreille fine. Elle serait en colore si je vous disais ce qu’elle a fait.

— Alors ne me le dites pas.

— Je veux le dire malgré sa défense. Je veux que vous sachiez comme elle est généreuse et juste. Il faut, voyez-vous, que vous l’aimiez comme je l’aime ! Sachez donc qu’elle a payé la prairie très cher et sans marchander. Zemmi en était tout surpris et content