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LE DERNIER AMOUR.

l’a associé dans une certaine proportion aux profits de notre exploitation. J’ai fait pour lui une tirelire depuis dix ans, et bientôt il aura de quoi appeler ses parens auprès de lui et se marier convenablement.

— À présent, parlons de moi seule. Depuis treize ans que je vis ici, j’ai vécu seule ; je n’ai pas regardé si un homme était jeune ou vieux, grand ou petit, brun ou blond. Je n’ai ni aimé, ni souhaité d’aimer, ni regretté de ne pas aimer. Je n’ai pensé qu’à mon devoir, c’est-à-dire au bonheur de mon frère et à l’avenir de Tonino. Je rudoie l’un, je contrarie l’autre. Le malheur m’a rendue amère et peut-être dure aux autres, comme je le suis devenue à moi-même. Je ne sais pas être aimable, ce n’est pas ma faute ; mais je veux fortement me dévouer, et je me dévoue. Dites à présent si l’on peut m’estimer.

— Oui, et vous respecter, répondis-je. Vous voyez que je ne me trompais pas.

— Vous en avez douté pourtant ?

— Non ; mais si cela était, peu importe. Je n’en doute plus.

— Et croyez-vous toujours que l’on pourrait m’aimer ? On n’aime pas les gens qui ne s’aiment pas eux-mêmes et qui par conséquent ne savent pas chercher à plaire.

— Ceci est une autre question, lui dis-je. Je ne puis vous répondre, j’ai cinquante ans ; mais Tonino en a vingt et un, et, quoi que vous en pensiez, il aura peut-être bientôt pour vous un sentiment plus vif et plus redoutable pour lui-même que l’amour filial.

— Ne me dites pas cela, monsieur Sylvestre ! Ce n’est pas bien ce que vous pensez ! Tonino n’a que quinze ans pour la raison, et quant au moral, je suis d’âge à être sa mère.

— Mais vous n’êtes que sa cousine, et vous n’avez que huit ou neuf ans de plus que lui. S’il vous aimait, je ne vois point pourquoi vous ne l’épouseriez pas ; aucune loi ne s’y oppose.

— Il me serait impossible de l’aimer d’amour, moi, et je me trouverais ridicule de choisir pour mon maître cet enfant que je gouverne et reprends à chaque instant. Cela ne peut entrer dans ma tête ; chassez cette pensée, monsieur Sylvestre, elle me blesse et m’afflige. Dieu merci, Tonino ne sait pas encore ce que c’est que l’amour.

— Alors n’en parlons jamais, et pardonnez-moi une franchise peut-être indiscrète ; mais je suis vieux, et je croyais pouvoir vous parler de ces choses délicates comme un père parle à sa fille. Pour le repos et la joie de ce brave Tonino, je suis aise de m’être trompé. C’est à vous de veiller sur votre enfant et de donner un aliment à ses passions quand vous les verrez apparaître.