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d’une nature entière et libre. Le fier sentiment moral qu’il nourrissait lui inspirait de méprisantes saillies sur son temps, qu’il voyait prosterné devant l’or et la matière… « Si la peinture allégorique était en usage, disait-il, et que je fusse peintre, voici comment je peindrais le siècle présent : un homme gras et ennuyé avec le cigare à la bouche, la vapeur aux pieds, assis sur un faisceau énorme de billets de banque, avec un gilet couleur du ciel sous lequel se montrerait un cœur de fer avec une monnaie d’or au milieu. Et ce serait là la véritable image de notre temps, qui est l’âge de l’intérêt et de l’ennui… » Quant à lui, il se réfugiait dans le culte d’un idéal généreux. Il croyait à l’amour, « une des plus grandes preuves de l’existence de Dieu, parce que sans lui les hommes deviendraient des loups, et la terre ne serait plus qu’un désert. » Il croyait fortement à la vertu, parce que, disait-il, « cette foi est un besoin de mon âme, de l’âme de tous les hommes, et qu’une société où chacun croirait que son voisin est un bandit ne subsisterait pas un moment, et qu’il n’est même pas possible de l’imaginer… » Je ferai seulement remarquer que, sans se départir d’un idéal élevé, Niccolini, en vrai Toscan de la renaissance qui a passé par le XVIIIe siècle, prenait un peu la vertu et l’amour par les côtés utilitaires.

Niccolini, dans ses momens d’humeur, était assez sévère pour la France, ou du moins il était sévère pour les doctrinaires de France, qu’il accusait d’avoir trahi toutes les espérances généreuses, d’avoir donné de belles paroles aux peuples pour se faire ensuite les complices des despotismes européens. Quelquefois il revenait d’esprit et de souvenir vers Napoléon, mais sans faiblesse. Un jour il écrivait à une femme qui était à Monza, près de Milan : « Je me réjouis de savoir que vous passez des jours délicieux dans cette campagne de Monza. Je ne me suis pas fait grand dévot à la couronne de fer, persuadé avec un mien ami qu’elle a été faite non pas avec les clous qui transpercèrent notre Seigneur, mais avec le fer de quelque cheval des barbares qui ravagèrent notre pays. N’importe, quand vous la verrez, dites un Pater pour l’âme de Napoléon, pour que Dieu lui pardonne de n’avoir pas fait à l’Italie le bien que seul il pouvait lui faire. » Une des antipathies les plus curieuses, les plus imprévues de Niccolini était contre la musique. Ce n’était pas, bien entendu, une antipathie de goût ; c’était une aversion de patriote contre l’abus de la musique dans l’Italie esclave. « Aujourd’hui, s’écriait-il, toute l’Europe n’est que son, trilles, rumeurs de machines et hypocrisie de magnifiques paroles chrétiennement humanitaires ; mais qui n’est point un niais voit qu’au fond il ne s’agit que d’argent. » Contre la musique, il ne tarissait pas de saillies, d’irrévérences. « La musique fait la guerre aux études sévères, et