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LE DERNIER AMOUR.

sainte pour que notre maison en deuil en fût profanée. Félicie ne s’expliquait pas, pour ne point se trouver en désaccord avec moi ; mais Tonino me disait tout bas : — Laissez-moi faire ainsi. Je sais que la vue de nos amours blesserait sa religion fraternelle. C’est assez puéril, car il n’y aura pas de raison pour admettre dans deux ou trois mois ce que l’on interdit aujourd’hui, à moins que le chagrin ne doive durer tout juste un an, tant que durent les vêtemens noirs, et finir juste le jour où ils sont usés ; enfin c’est l’idée de ma cousine, et il faut la respecter. Elle me souffrirait bien chez elle avec ma femme, elle serait bonne tout de même ; mais quelque chose la froisserait au fond du cœur, et je ne veux plus lui faire de peine.

En attendant qu’il s’installât au Vervalt, Tonino emmena sa femme faire une excursion. Félicie le chargea d’aller donner un coup d’œil à ses propriétés dans la vallée du Rhône ; il en profita pour parcourir toute la Suisse et fut absent trois mois.

Il devait revenir pour notre mariage, fixé au mois de juillet. Malgré le désir que j’avais de revoir cet aimable enfant, j’étais bien forcé de reconnaître que son absence était bonne à Félicie et à moi. La vie se faisait calme et belle. Félicie recommençait à modifier les côtés âpres de son caractère et à ouvrir son esprit à la science de l’amour, car, si à l’âge de Tonino et de Vanina il n’y a qu’à laisser faire le soleil et la loi divine, à l’âge que nous avions, Félicie et moi, et après de si amères expériences de la vie, il nous fallait toute une philosophie, toute une religion pour nous entendre.

Ce moment de fusion intellectuelle et morale semblait venu, et lorsque nous nous engageâmes l’un à l’autre, j’étais fort, j’étais content d’elle et de moi ; je me sentais ardent et austère, je la sentais pudique et confiante. Notre lune de miel, à nous, ne fut pas un emportement d’écoliers à travers les buissons en fleur ; c’était une solennelle moisson de joies intimes et profondes sous le chaud et silencieux rayon de l’été.

Nous avions dû. nous marier sans attendre Tonino. La veille du jour fixé pour son retour, il nous avait écrit que Vanina avait fait une petite chute, et que dans la crainte d’un accident plus grave elle devait rester en repos pendant quelques semaines. Il ne revint qu’à l’entrée de l’automne avec sa femme bien portante et en bon espoir de maternité. Il m’avoua alors qu’elle n’avait pas eu le moindre accident, mais qu’il avait craint de gêner Félicie par sa présence. — Je ne peux pas toujours m’expliquer, dit-il, les bizarreries de son humeur ; mais je les sens, je les devine avant qu’elles ne se montrent, et, croyez-moi, j’ai bien fait de ne pas assister à son mariage. Il faut si peu de chose pour la troubler ! Tout est mieux ainsi, n’en doutez pas.