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REVUE DES DEUX MONDES.

VOUS m’avez menacée de votre indiflerence. Et vous voulez que je vous dise si vous faites bien ou mal de l’accueillir avec bonté ! Est-ce que je sais, moi ? Peut-être me croirez-vous un mauvais cœur si je vous dis que vous avez tort, et une mauvaise conscience si je vous dis que vous avez raison.

Il fallut me contenter de ces réponses évasives. Il est d’étranges natures que l’on ne confesse jamais, parce qu’elles ne savent pas rendre compte d’elles-mêmes. Je sentis en frémissant qu’il y avait encore là un abîme entre nous ; mais n’était-ce pas ma faute ? n’était-il pas creusé par moi ? n’était-ce pas mon pédantesque besoin de logique qui remplissait de glaces et d’épines le chemin de soleil et de fleurs où s’épanouit l’amour ? Pourquoi voulais-je absolument que Félicie n’eût jamais tort ? Ne pouvais-je accepter les défaillances d’une âme souffrante qui, en somme, se donnait à moi sans regret et sans réserve ? Étais-je un enfant pour croiie que je n’aurais jamais rien à lui pardonner ? ou étais-je si parfait moi-même, que j’eusse le droit d’exiger la perfection chez elle ?

Je me raisonnai, je me réprimandai. Je soumis ma rigide conscience du vrai à toutes les transactions que la tolérance et la bonté peuvent accorder. Je résolus d’accepter la situation telle que je venais de la faire, de garder Tonino près de nous et de passer outre. Je sentis bien que je renfermais au fond de mon cœur une plaie vive et que je ne la refermais pas. Il s’agissait de vivre avec ce mal sans en faire souffrir injustement les autres. Je me flattai d’avoir cette force, et je l’eus.

La destinée, la fatalité peut-être amena une diversion imprévue à mes secrètes agitations, et cela le jour même de l’arrivée de Tonino.

Vanina, la gardeuse de chèvres, avait grandi ; elle était devenue une fort jolie fille blonde, bien prise dans sa taille élancée, très gracieuse avec ses longs bras ronds et minces comme ceux d’une figure étrusque. On disait dans le pays que c’était une fille illégitime du vieux Tonio Monti, ce qui était assez invraisemblable, mais non impossible. Elle avait bien la fraîcheur de ton de la race germanique à laquelle appartenait sa mère ; mais l’élégance et la grâce italiennes se retrouvaient dans ses mouvemens et dans son accent doux et sonore. La supposition d’une sorte de parenté mystérieuse avec elle ne déplaisait pas à Tonino. Jean s’en était expliqué avec moi par un peintre laconique et insouciant. Il était le parrain de cette enfant et l’avait recueillie, toute petite, par charité. Félicie, qui n’entendait pas raillerie sur les mœurs de son grand-père, l’avait longtemps tenue à distance pour ne point encourager les commentaires. Aussi l’éducation de Vanina était-elle fort négligée, et ses manières très rustiques. Pourtant, depuis deux ans, son in-