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REVUE DES DEUX MONDES.

Parvenus au sommet de son parcours, nous dûmes gravir l’escarpement de la montagne pour ne pas être entraînés par la chute principale qui mesurait une dizaine de mètres. En nous retenant aux petits mélèses qui croissaient dans la roche, nous pûmes examiner la broche que faisait cette eau en se précipitant, et les couches dénudées nous permirent de nous assurer qu’il y avait là une belle épaisseur de terre de bruyère reposant sur le roc compacte et inexpugnable.

Quand nous eûmes gagné à grand’peine la corniche, nous trouvâmes Félicie et son jeune cousin qui nous attendaient dans la prairie appelée la Quille à cause d’une dent calcaire qui s’élevait au milieu. Nous étions baignés de sueur. — Reposez-vous là au soleil, nous dit Félicie, après quoi nous nous assolerons à l’ombre de La Quille, et vous y trouverez du lait que nous avons pris au chalet de Zemmi.

— Est-ce qu’il est là, par hasard, le propriétaire ? demanda Jean Morgeron.

— Non, il n’y vient guère, il n’aime pas l’endroit, voyant quel mal sans remède les eaux lui font. Nous n’avons trouvé que son berger. C’est un enfant sans malice ; vous pourrez examiner tout, sans que cela tire à conséquence.

Nous passâmes l’après-midi sur cette croupe gazonnée que dominait une dernière cime rocheuse. Le torrent venait d’un glacier voisin dont le pied se soudait presque au sommet de la montagne relativement peu élevée où nous étions. Je pus m’assurer que, pendant des années au moins, cette fonte de neiges suivrait le cours qu’elle s’était récemment tracé. Je vis aussi que la croupe qu’elle travaillait à entamer de plus en plus était très riche et presque toute formée des épais détritus d’une ancienne forêt. Tout allait au gré de nos désirs. Jean Morgeron, transporté de joie et d’enthousiasme, se fatigua tant à marcher et à parler, qu’il se grisa avec son imagination en buvant du lait, et alla dormir, de guerre lasse, dans le chalet de Zemmi. Plus calme, je résistai mieux, et je marchai encore autour de la Quille, où se reposaient Félicie et Tonino, bien abrités du vent et du soleil, dans un creux pratiqué sans doute à cet effet par les bergers.

Je ne songeais certes pas à les observer. Le hasard me fit surprendre une petite scène d’intimité qui s’empara de mon attention. Félicie Morgeron était assise sur l’herbe, et ses grands yeux bleus semblaient planer sur l’horizon. Tonino, couché auprès d’elle dans l’attitude du sommeil, avait les yeux ouverts et la regardait avec une expression à la fois extatique et mutine. Il tenait une de ses tresses pendantes, et, au moment où je passais derrière eux sans songer à les observer, il colla cette tresse à sa bouche et l’y garda.