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REVUE. — CHRONIQUE.

l’on revenait à de pareils erremens, on aurait rétrogradé en-deçà de 1789, on serait revenu à la politique du XVIIIe siècle. Au fond, ce qui scandalise le plus l’esprit moderne dans la guerre actuelle, c’est qu’elle est née en effet comme les guerres du XVIIIe siècle, concertées à l’insu des peuples, qui n’avaient pas eu encore leur avènement, par d’inquiets, vaniteux ou frivoles politiques. La douleur de cette exclusion des peuples dans la décision des questions qu’on vient de livrer aux jeux de la force n’a été nulle part plus profondément ressentie et plus éloquemment exprimée qu’en Prusse même. Il y a en Prusse un journal, la Volks Zeitung, qui est le plus répandu de l’Allemagne et se publie à quarante mille exemplaires. Peu de jours avant le commencement de la guerre, l’éminent publiciste, M. Berstein, qui rédige cette feuille y écrivait les lignes suivantes : « Devant le tribunal de l’histoire, le peuple prussien sera innocent. Quels que soient les devoirs qui nous puissent être imposés, les souffrances que nous ayons à endurer, l’énergie qu’il nous faudra déployer, une chose demeurera gravée à jamais dans l’esprit de la nation : ce n’est pas nous, ce n’est pas le peuple, ce ne sont pas la voix et les passions ou les préjugés de la nation qui ont rompu la paix. Cette guerre n’a été provoquée entre les diverses tribus de la Germanie ni par une haine fratricide, ni par une dispute d’avantages matériels. Ce n’est pas même une cause plus excusable, la lutte pour un idéal, qui a allumé ce funeste incendie. On ne peut point montrer dans le grand peuple allemand un antagonisme d’opinions assez considérable pour servir de prétexte, encore moins de cause impérieuse, à une lutte sanguinaire. Si néanmoins la guerre, avec les horreurs et les douleurs qui l’accompagnent, est déchaînée, ce sera l’épreuve la plus sévère qui aura frappé une nation dont les tribus différentes sont d’accord et n’ont d’autre désir que de vivre en paix et en bonne amitié l’une avec l’autre. La morale qu’il faudra tirer de ceci, c’est que la négation opposée à une nation du droit de se gouverner elle-même n’est point seulement, comme le croient quelques-uns, un mal théorique, mais devient parfois la cause des malheurs les plus positifs et les plus douloureux. Cette nation a été conduite maintenant par ceux qui la gouvernent au bord d’un abîme de sang et de haine, de mort et de désolation. Un pays industrieux et prospère est sur le point d’être converti en charnier ; les germes de toutes les passions mauvaises vont croître dans le sang, là où le travail recueillait sa moisson. Les cadavres des vaincus aussi bien que des vainqueurs seront autant de preuves de la malédiction qui s’attache aux gouvernemens irresponsables, » Les peuples s’entendraient cordialement, s’ils pouvaient communiquer entre eux par d’aussi honnêtes organes. La belle protestation que nous venons de citer trouvait, il y a quelques jours encore, un écho sympathique dans le cœur des Prussiens, maintenant conduits au combat par une force qui n’a pas voulu se laisser pénétrer par le sentiment populaire. Nous ne savons ce que l’avenir nous réserve ; mais, si contre notre espérance nous étions nous aussi conduits à la guerre sans l’avoir voulu, ce n’est point la