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faiblesse, on connaisse son énergie. Faites donc tout pour lui et rien pour moi, si vous voulez que je vous bénisse et que je vous aime.

Elle me quitta sans attendre ma réponse, après avoir dit d’un ton brusque et assez froid ces paroles à la fois énergiques et tendres.

Je savais maintenant ou croyais savoir tous les secrets de la famille, et je m’elTrayais un peu, non de leur rendre service, mais d’avoir à fixer ma vie au sein de ces existences troublées. J’éprouvais un grand besoin de repos après mes propres désastres ; mon rêve eût été la liberté et l’isolement, c’est-à-dire le travail au jour le jour et l’absence de responsabilité. Je craignais, en me liant à la destinée agitée et assez exceptionnelle des Morgeron, de ne pas me trouver plus habile et plus heureux qu’avec ma propre famille, et ce n’est pas sans appréhension que je me voyais investi par la confiance de Félicie d’un devoir très grave et qui pouvait m’assujettir à jamais.

Pourtant je l’avais accepté, ce devoir, sous le coup de l’émotion. Le bref et rude récit de cette fille déchue et stoïque m’avait vivement intéressé à elle, à son frère encore plus. Il y avait chez ces deux êtres, à défaut de charme et de candeur, une certaine grandeur d’idées et de sentimens qui s’imposait à mon respect. Jalousés pour leur fortune, critiqués pour leur excentricité, honnis pour la tache qui pesait sur eux, ils avaient besoin d’un ami. Le premier pas que je faisais dans la liberté de mon incognito me mettait donc en présence d’une tâche délicate. Je ne crus pas devoir m’y soustraire ; poussé par mon cœur et par ma conscience, je me laissai rouler sur la pente qui devait m’entraîner à un nouvel abîme de tournions et de douleurs.

Ce qui me décida entièrement, ce fut la découverte que je fis, dès le lendemain, d’un moyen facile et sûr de réaliser le rêve de mon hôte. Au point du jour, j’errais dans sa propriété, examinant tout avec un soin nouveau et m’acharnant à interroger tous les accidens du terrain. C’était, à vrai dire, une propriété aussi étrange que ceux qui l’exploitaient. Elle se composait de deux régions superposées bien distinctes. La partie située au flanc de la montagne était une zone de terres excellentes, soutenues de place en place par les conlre-forts du rocher abrupt. De riches herbages, des vignes, des vergers et des céréales prospéraient dans cette région, au niveau et assez loin au-dessus du chalet ; mais au-dessous tout était désordre et ravage. Deux petits torrens qui se donnaient rendez-vous dans une gorge étroite et profonde aidaient le torrent principal à bouleverser les terres et à entasser les galets. La montagne, brisée