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perdraient autant de leur physionomie nationale que de leur valeur littéraire. Ce qu’ils ont fait, d’autres à talent égal n’auraient pu le faire. Sans accepter dans toute leur rigueur les théories ingénieuses de l’influence de la race et du milieu, on doit pourtant reconnaître ce qu’ajoutent à la vérité de certains ouvrages les affinités de naissance, d’éducation et de famille, les premières impressions de jeunesse, les traditions recueillies toutes vivantes sur les lieux qui leur ont servi de berceau. Il est impossible de se figurer des récits tels que Madame Thérèse, le Fou Yêgof, le Conscrit de 1813, écrits par un habitant du centre ou du midi de la France. Les douleurs de l’invasion ne pouvaient être ressenties avec cette intensité et peintes avec cette énergie que par les enfans d’un pays où l’invasion a passé. Ces pays de frontières, l’Alsace, les Vosges, cette pointe de la Lorraine où se trouve la petite place forte de Phalsbourg, offrent ce caractère particulier qu’annexés tardivement à la France, ils sont plus français que bon nombre de nos anciennes provinces, mais français à leur façon, en gardant leurs mœurs, leur accent, leur couleur locale, leur physionomie germanique. Notre vieille monarchie n’avait pas eu le temps de s’enraciner sur cette terre qui ne la connaissait que par ce surcroît de servitude qu’implique toujours l’idée de conquête. C’est en devenant républicaine qu’elle acheva de se naturaliser française, et c’est pour cela que révolution, république, nationalité, patriotisme, vibrèrent à l’unisson dans l’âme de ses habitans ; c’est pour cela qu’ils combattirent au premier rang des volontaires, et que plus tard, quand survint l’heure de l’invasion étrangère, elle rencontra chez eux les plus ardentes résistances et les rancunes les plus implacables. Le sentiment populaire s’unit là si étroitement à l’esprit militaire que MM. Erckmann-Chatrian, voulant tirer de l’ombre ce type de l’enfant du peuple transformé de force en soldat, se battant bravement sans oublier son village et resté sous l’uniforme fidèle à ses premières affections, n’ont eu qu’à peindre d’après nature.

Cet avantage n’est pas le seul. Nous avons dit que le pays où se passent ces récits avait gardé son originalité primitive, qu’il parlait français avec l’accent allemand. Ce trait caractéristique n’a pas été perdu pour les auteurs. Dans un temps où il semble que l’on ait tout décrit, que la prose descriptive ait épuisé et même dépassé tout ce qui peut parler à l’imagination ou exciter la curiosité, ils rencontraient sans se déranger une nouvelle veine, et il leur suffisait de rester simples, exacts et vrais, pour suppléer à cette légèreté de main, à cette élévation de style, où se révèlent les artistes d’un ordre supérieur. Cette Allemagne française ou cette France allemande, mille fois moins connue que la Suisse ou les bords du Rhin, ils la savent par cœur, ils en connaissent tous les villages, ils en nommeraient au besoin, sans se tromper d’une consonne, toutes les montagnes, toutes les rivières, tous les plis de terrain et tous les habitans. Or, comme on est toujours quelque peu enclin à abuser de ses avantages et à faire montre de ses connaissances, il est certain qu’au premier abord cette pro-