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organisés ou plus fortement trempés. Il ne saurait en être autrement, si on considère que, sans les innombrables causes de limitation qui résultent de cette concurrence ardente, chaque espèce tendrait naturellement à se multiplier en progression géométrique et à envahir le monde ; mais la place au soleil est mise au concours : tout individu, à un moment donné, doit soutenir une lutte plus ou moins vive pour son existence, et ce sont les élus qui survivent. Maintenant est-il vrai, comme le suppose M. Darwin, que les variations accidentellement avantageuses, après avoir assuré la conservation de l’individu où elles se sont produites, se transmettent ensuite de préférence par voie d’héritage, et se fixent à la longue de manière à déterminer les variétés et les espèces ? L’élection naturelle, qui a pour résultat la divergence des caractères, suffit-elle pour expliquer des différences aussi profondes que celles qui séparent les espèces, c’est-à-dire les groupes dont les individus ne peuvent pas se féconder d’une manière continue par croisement ? Les espèces connues ne sont-elles réellement que des chaînons géologiques isolés par la destruction des intermédiaires ? Toute séduisante qu’elle soit par sa simplicité, cette théorie du renouvellement des formes et de la filiation des espèces est loin de s’appuyer sur des faits incontestables. Elle gagne en probabilité à mesure que l’étude des couches terrestres fait découvrir des liens plus intimes entre les êtres d’époques consécutives ; mais il reste d’immenses lacunes à combler : il n’est que trop vrai que les documens géologiques sont encore insuffisans pour démontrer d’une manière positive que les espèces que nous connaissons sont descendues les unes des autres par d’insensibles dégradations. D’un autre côté, il reste à prouver que le progrès organique général tel que le conçoit M. Darwin, comme une conséquence nécessaire de l’élection naturelle, est un fait réel, et que les modifications successives d’une espèce ont toujours lieu dans le sens d’un perfectionnement, d’une plus grande force ou d’une plus grande beauté. L’examen des bassins géologiques les mieux étudiés ne semble pas confirmer cette hypothèse dans sa généralité, et la persistance des types inférieurs lui est, jusqu’à un certain point, contraire. M. Darwin lui-même ne se dissimule pas la gravité de ces objections. Il est possible que l’avenir les fasse disparaître une à une en comblant les vides qui existent encore dans nos connaissances paléontologiques, et en éclaircissant les conditions qui influent sur la mutabilité des types. La théorie de l’élection naturelle, si elle rencontre de grandes difficultés lorsqu’il s’agit d’expliquer l’origine des espèces, en revanche peut rendre un compte très satisfaisant de leur disparition. Les formes organiques qui ne sont plus en harmonie ou en équilibre avec le milieu ambiant décroissent, deviennent de plus en plus rares, puis s’éteignent, et la nature se rajeunit par la mort et la destruction.


Radau.