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tous les calculs nécessaires ; mais je voulus l’accompagner aussi du calcul de toutes les éventualités qui pouvaient doubler et tripler les dépenses : les crues subites qui pouvaient ruiner les travaux commencés, la dureté de certaines roches, le manque de solidité de certaines autres, etc., etc. Ces prévisions si simples le consternèrent.

— Nous ne réussirons pas, dit-il ; nous ne trouverons pas autour de nous des gens assez riches ou assez confians pour savoir risquer. Laissons dormir ce projet jusqu’à ce que je découvre les actionnaires qu’il me faudrait. Demain je vous parlerai d’autre chose.

Tout cela avait pris huit jours. Nous vivions bien, bonne chère, bon gîte, et tout le comfortable d’une maison bien tenue et d’une exquise propreté. J’admirais l’ordre et l’activité de Mlle 31orgeron, l’intelligence et la soumission de Tonino. Il me semblait qu’avec moins d’ambition Jean eût pu être le plus heureux des hommes, car sa sœur, tout en raillant, avec plus de clairvoyance que de douceur, son besoin de faire parler de lui, lui témoignait une affection réelle et une sollicitude de tous les instans.

Mon rôle vis-à-vis de cette jeune femme eût pu être embarrassant, si elle m’eût pris en méfiance ; mais elle vit bientôt que, si j’avais de l’influence sur son frère, je ne m’en servais que pour modérer son exaltation. Dès lors elle me traita avec déférence et me laissa le désabuser tranquillement.

Au bout de la semaine, croyant avoir remporté la victoire, je songeais à quitter mes hôtes, car Jean ne me reparlait d’aucun autre projet, et je ne voyais pas en quoi je pouvais lui être utile dans une propriété de médiocre étendue et parfaitement bien exploitée par sa sœur. Pourtant il me parut triste lorsque je lui fis entendre que je devais m’en aller. Il ne me répondit pas et mit sa tête dans ses mains en étouffant de formidables soupirs. Il ne dîna pas, garda le silence toute la soirée, et je vis, à la manière dont sa sœur le regardait sans l’interroger, qu’elle n’était pas sans inquiétude sur son compte.

Au coucher du soleil, j’allai m’asseoir sur une roche pour contempler l’admirable paysage qui nous entourait ; tout à coup quelqu’un que je n’avais pas entendu venir dans l’herbe épaisse de la prairie s’assit auprès de moi. C’était Félicie Morgeron.

— Écoutez, me dit-elle, vous êtes trop honnête et trop raisonnable. Il faut en rabattre un peu et aviser avec moi à contenter la folie de mon frère. Je le connais, il sera malade, il mourra peut-être du chagrin où il est tombé depuis trois jours. Je ne peux pas supporter cela, moi ! Vous avez vu que j’ai fait mon possible pour