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LE DERNIER AMOUR.

connus qu’il mangerait à coup sûr tout ce qu’il possédait avant d’avoir réalisé le moindre bénéfice sérieux.

Il prit de l’humeur en voyant que je ne me trompais pas, et il maudit les chiffres. Il discuta longtemps et finit par se rendre à l’évidence. Alors il s’écria avec une sorte de désespoir : — On ne peut donc rien faire de bon en ce monde ! Il faut laisser les choses comme elles sont, quand même on sait le remède ! Je verrai donc ce maudit torrent manger mon bien jour par jour, heure par heure, et aucun sacrifice ne me sauvera ! Puisqu’il doit me ruiner si je le laisse faire, ne vaut-il pas mieux que je me ruine en lui résistant ? N’est-ce pas humiliant pour un homme de rester là, les bras croisés, devant un fléau stupide, quand, avec sa volonté, il devrait le vaincre ?

— Vous m’avez demandé de vous aider à faire fortune, lui répondis-je. Si ce n’est pas là votre but, risquez-vous. Vous n’avez, m’avez-vous dit, ni femme, ni enfans. Si l’amour-propre seul vous pousse à faire une chose hardie et remarquable, faites-la ; mais songez aussi à la honte d’être ruiné et d’être traité de fou par ceuxlà mêmes qui profiteront de votre désastre.

— Oui, reprit-il, je sais cela. Quand j’aurai fait de mon marécage une île florissante, prête à me récompenser de mes peines, il me faudra la vendre à bas prix pour payer mes dettes, et d’autres s’enrichiront à ma place en se moquant de moi ! Mais après eux et après moi des gens viendront là s’établir et prospérer, et ils diront : « En attendant, c’est lui qui a fait cette chose et créé cette terre ! cet homme-là avait des idées et du courage, ce n’était pas un homme ordinaire ! » Et le tas de pierres et de sable que voici sera un beau domaine qu’on appellera l’île Morgeron !

Il était si beau dans son orgueil que je le dissuadai à regret ; mais il fut amené à m’avouer que sans l’aide de sa sœur dans une telle entreprise il serait forcé de laisser les travaux inachevés, et il me parla d’emprunter les fonds nécessaires. C’est alors que je l’arrêtai résolument. — Ne vous risquez pas, lui dis-je, dans une affaire où le succès serait une question d’honneur, non-seulement pour votre amour-propre, mais pour votre conscience. Trouvez des actionnaires, donnez votre idée, votre travail, votre terre ; s’ils ont confiance, laissez-les diriger les travaux, vous en charger si bon leur semble, vous associer à leurs profits s’ils en font ; mais ne prenez pas sur vous la responsabilité de leur faire gagner de l’argent, et surtout n’empruntez pas pour votre compte : avec votre imagination vous seriez perdu.

Il se rendit, et résolut de soumettre son plan à des riverains qui qui pourraient le seconder. Je dus dresser ce plan et l’appuyer de