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ignorance qui devait durer si peu. Le voile allait se déchirer sans doute, et l’effroyable véiité luire pour tous. Du moins l’aurait-elle cachée un jour, du moins aurait-elle l’honneur d’avoir entrepris toute seule ce combat corps à corps avec le destin ; mais ce grand effort de courage l’avait brisée, et, songeant qu’elle avait dépensé et épuisé d’un coup toute sa force, elle se demandait avec effroi ce qu’elle allait faire tout à l’heure en revoyant Martel, ce qu’elle ferait le lendemain et les jours qui devaient suivre. Bridante de fièvre, elle s’avança vers son appartement, ne doutant point que Chesnel n’y eût conduit le marquis et ne veillât à ses côtés ; mais Chesnel était un homme, il avait la vigueur du corps. Pour elle au contraire, tout son être iléchissant et meurtri l’avertissait qu’elle était faible ; sa chair blessée criait comme son âme et demandait grâce. Arrivée à la porte de son boudoir, elle s’y appuya un moment, défaillante, avant que d’entrer.

Martel était bien là. Quoi ! Chesnel l’avait laissé seul ? Le marquis était assis sur une chaise basse devant le foyer. Le pli qui renfermait le testament se trouvait sous ses pieds, et il ne l’avait pas vu. Il avait pris sur ses genoux le petit pupitre d’écaillé et considérait les arabesques que formaient les incrustations d’argent ; sa main reposait sur le petit tapis de velours où les armes de Croixde-Vie étaient brodées, et il faisait passer et repasser son doigt sur la croix rouge. Au frôlement de la jupe de Violante, il tressaillit ; le pupitre tomba de ses genoux sur le marbre du foyer, et le frêle écritoire de cristal qu’il contenait se brisa. Le marquis regarda l’encre répandue, ses yeux en même temps rencontrèrent l’enveloppe blanche. Il se leva, frissonna de tout son corps et s’avança en trébuchant vers sa femme. Portant alors la main à son front : — Est-ce que je rêve ? lui dit-il.

La mémoire, la raison, l’amour, lui revenaient à la fois ; ce fut dans son cœur comme un flot pressé de lumière jaillissant de cette nuit profonde ; l’homme et l’amant se réveillèrent ensemble. Le marquis enveloppa la taille de Violante, l’attira sur un sofa et se mit à ses pieds. — Qu’avez-vous pensé de moi ? lui dit-il. Avez— vous donc cru que je voulais vous quitter si tôt ?

— J’ai cru ce qu’il fallait croire, répliqua-t-elle, que l’amour n’est pas éternel et qu’il s’en faut bien. Ce n’est pas par nous apparemment qu’il commencera de le devenir, nous subissons la loi commune. Vous ne m’aimez plus.

— Violante ! s’écria Martel.

Violante le regarda. Lui ne plus l’aimer ! Que disait-elle ? Non, son pouvoir n’était pas mort. Martel cherchait son pardon sur ses lèvres, et les reproches même qui s’en échappaient le rattachaient à la vie. Il s’enivrait de la voir et de l’entendre même quand elle lui