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dégoût et sans tristesse, n’avoir jamais ni dépit ni colère contre personne, ni besoin de m’étourdir dans le vin, ni crainte de me trahir en trinquant avec vous. Croyez-vous possible qu’un homme dans cette position de fortune et dans cette situation d’esprit ait quelque chose à se reprocher ?

— Mon ! s’écria le montagnard en élevant sa large main vers le ciel : aussi vrai qu’il y a un Dieu Là-haut, quelque part, je vous crois un bon et honnête homme. Il ne faut, pour en être sûr, que vous regarder dans le fond des yeux, et votre conduite ici prouve bien que si vous avez tout perdu, vous avez gardé le meilleur, qui est le contentement de soi-même. Je vois que vous êtes instruit, que vous connaissez les mathématiques et une foule de choses que je n’ai pu apprendre. Si vous voulez être mon ami, je vous ferai un sort tranquille. Je vous mettrai pour toujours à l’abri du besoin, et je serai encore votre obligé, car vous pouvez me rendre de très grands services et m’aider à faire ma fortune.

— Je veux être et je suis votre ami, Jean Morgeron ; c’est pour cela que je vous demande si vous croyez travailler à votre bonheur en faisant fortune.

— Oui, répondit-il : je ne vois le bonheur que dans l’activité, la lutte et le succès. Je ne suis pas un philosophe comme vous, je ne suis même pas du tout philosophe, si la sagesse consiste dans la modération des désirs ; mais je m’imagine qu’il y a une autre sagesse, qui consiste à tirer de sa volonté tout ce qu’elle peut nous donner.

— Si vous le prenez ainsi, c’est bien. Vous obéissez à un instinct ; si vous vous en faites un devoir, c’est que vous voulez rendre votre énergie utile aux autres.

— Un homme qui entreprend beaucoup, reprit-il, est toujours utile aux autres. Il fait travailler, et le travail profite de proche en proche au monde entier. Vous savez que je traite bien mes ouvriers et qu’ils gagnent avec moi. Je me sens très actif et plein d’idées, mais je manque d’instruction. Avec vous, je ferai de grandes choses !

Il me soumit alors un plan assez ingénieux. Il était possesseur d’une assez vaste étendue de terres stériles dans une des vallées alpines qui aboutissent à la vallée du Rhône. Le fond du sol était bon ; mais chaque année le torrent de la Brame le couvrait de sable et de graviers. Il eût fallu des travaux d’endiguement dont la dépense était trop considérable pour lui. Il avait l’idée de sacrifier une partie de son terrain pour sauver l’autre, de creuser chez lui un canal par où l’eau s’écoulerait en faisant de sa propriété une île. Les terres retirées du canal et rejetées sur cette île en feraient un