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que recevaient les associations, de tels jugemens avaient leur vérité. Ces pauvres gens n’avaient de commun qu’un vêtement analogue à celui des religieux mendians, un air austère et dévot qui les faisait aimer du peuple, les rendait suspects aux gens d’église, et les faisait railler des gens d’esprit et de qualité.

Le moyen âge appliquant le nom d’hérésie à toute déviation de la règle tracée par l’église, on ne manqua pas de le leur appliquer. Ce mot ne doit pas faire supposer qu’ils eussent toujours une doctrine cachée et un symbole arrêté. Quelquefois sans doute des idées cathares, plus souvent encore les idées de l’Évangile du Saint-Esprit, se cachaient sous le vêtement de ces petits moines ; mais le plus souvent leur hérésie n’était que dans le caractère dangereux ou suspect de leur manière de vivre. Après le milieu du XIVe siècle, ces associations ne sont plus que des confréries pieuses, assujetties à l’église, réglées par elle, et c’est ainsi qu’elles se sont prolongées jusqu’à nos jours en Belgique, en Italie et dans le midi de la France. La pensée de réforme qu’elles renfermaient à l’origine, limitée sans cesse par l’église officielle, par les universités, par la société laïque, fut ainsi étouffée ou bornée à un petit nombre d’adeptes, réduits à l’impuissance par l’esprit dominant de leur ordre et de leur siècle.

Ces aspirations vers un avenir religieux inconnu reparurent cependant encore par intervalles jusqu’au seuil des temps modernes, et même au-delà. Le déplorable spectacle que présentait la papauté à la fin du XIVe siècle et au commencement du XVe excita de nouveau les imaginations. Le prophète avignonnais Jean de Rochetaillade rivalisa parfois avec Joachim de sévérité contre le haut clergé et de hardiesse chrétienne[1]. Un ermite de Calabre, Télesphore ou Théolosphore de Cosence, essaya de relever le nom et l’autorité de son compatriote Joachim[2]. Le matin du jour de Pâques de l’année 1386, comme il pleurait sur les douleurs du grand schisme et sur le déclin de l’église, un ange lui apparut et lui ordonna de lire les prophéties de Cyrille et de Joachim, en lui annonçant qu’il y trouverait la prédiction des malheurs présens et de la fin que Dieu y réservait. Télesphore s’empressa de recueillir les prophéties de Joachim qu’il trouva répandues dans les monastères de Calabre, et écrivit un livre pour en faire l’application à son siècle. Il essaya de démontrer au moyen de ces mystérieux oracles que l’église romaine était à la veille d’être exterminée par les Grecs, les Sarrasins, les Tartares, instrumens de la colère di-

  1. D’Argentré, Coll. jud., I, p. 374-76.
  2. Acta SS. Maii, t. VII, p. 139-140. — Meyenberg, De pseudo-Evangelio œterno, p. 21 et suiv.