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REVUE DES DEUX MONDES.

Veuf depuis plusieurs années, j’étais resté austère ; je devais cela à ma fille, llien ne me servit auprès d’elle, ni les conseils, ni l’exemple. Elle prit le mauvais chemin, et quand elle me força à m’exiler pour ne pas devenir le témoin responsable de ses égaremens, il y avait vingt ans et plus que je n’avais connu un jour de bonheur et de liberté.

Mais je n’aspirais pas à être heureux. Il ne me semblait plus permis d’y songer. Navré et humilié, et par-dessus le marché volontairement dépourvu de toutes ressources, il me fallait d’abord songer à gagner ma vie, ce qui ne semblait pas la chose du monde la plus facile au sortir de l’opulence, résolu que j’étais à n’invoquer l’aide d’aucun ami ; que dis-je ? résolu à m’effacer de la scène du monde et à vivre inconnu, comme un homme qui aurait commis un crime et qui serait forcé de cacher son passé.

Mon intention était d’aller en Italie pour y essayer un professorat quelconque. Je m’arrêtai en Suisse, à la frontière. Je n’avais pas encore la science de l’économie, j’étais au bout de mes soixante-trois francs. J’avais un peu de linge dans mon havre-sac : j’ai toujours aimé la propreté, je ne pus me décider à le vendre. Je passai la nuit à l’auberge du Simplon, où je ne dormis guère ; je me tourmentais du lendemain. J’avais tout juste de quoi payer mon écot ; mais après ? Je ne m’inquiétais pourtant pas outre mesure. Les choses matérielles de la vie m’ont toujours été favorables en ce sens que mes besoins n’ont jamais dépassé mes ressources. Je n’ai donc jamais éprouvé de désastres irréparables que dans la sphère des sentimens. J’aurais volontiers changé de destinée, mais cela n’a pas dépendu de moi. Aussi mon insomnie n’avait rien de désespéré. Je faisais des projets, je cherchais des moyens de vivre, et j’étais si charmé de la beauté du pays que je venais de parcourir, qu’il ne m’en coûtait guère de ne pas aller plus avant, et de chercher de l’ouvrage aux environs.

Il faisait un clair de lune limpide. De mon lit sans rideaux, je regardais le ciel pur et froid ; je pensai à ce que j’avais aimé, je pleurai, je priai, — qui ? l’esprit inconnu à l’homme qui parle dans son cœur et pénètre sa pensée du sentiment du beau et du bien. Nous appelons Dieu cette âme inaccessible à notre entendement, qui nous porte en elle et nous émeut sans se révéler. Elle ne nous dit rien du tout, elle ! ou si elle nous dit quelque chose, nous ne le comprenons pas ; mais l’enfant qui n’entend pas encore la parole de sa mère et qui dort sur son sein connaît sa douce chaleur et y puise les élémens d’une existence complète où il connaîtra ce qu’il ignore.

Devenu calme, je m’endormis enfin, et quand on m’éveilla j’en-