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pratiqué, que le précepte essentiel de Jésus, le renoncement aux biens terrestres, n’avait pas été compris ; qu’après des siècles de veuvage la Pauvreté avait enfin retrouvé un époux[1]. N’était-ce pas avouer que la naissance de François d’Assise avait été l’ouverture d’une ère nouvelle pour le christianisme et pour l’humanité ?

Ces prétentions audacieuses, dominées chez le fondateur par une grande tendresse mystique et par un tact souvent très fin, ne se dévoilèrent que peu à peu ; mais la pensée que la sainteté est tout entière dans le renoncement à la propriété devait porter ses fruits. Quand on soutenait que l’homme a le droit de chercher une perfection plus élevée que celle dont l’église a le secret, ne disait-on pas assez clairement que l’église allait finir pour faire place à la société qui enseignait cette nouvelle perfection ? Du vivant même du fondateur, et surtout au premier chapitre tenu après sa mort, deux partis se manifestèrent dans l’ordre. Les uns, incapables de soutenir l’entreprise surhumaine qu’avait rêvée le sublime mendiant, et plus sages selon la chair que ne le voulait l’esprit de l’institut séraphique, croient que la rigueur primitive de la règle est au-dessus des forces de l’homme, que cette règle admet des adoucissemens, que le pape peut en dispenser. Les autres soutiennent avec une surprenante audace que l’œuvre de saint François n’a pas encore donné tous ses fruits, que cette œuvre est supérieure au pape et à l’église de Rome, que la règle est une révélation qui ne dépend que de Dieu. Au fond de leur cœur était, sans qu’ils l’avouassent, cette croyance, que l’apparition de François n’était ni plus ni moins que l’avènement d’un second Christ, aussi grand que le premier, supérieur même par la pauvreté. De là cette étrange légende où le séraphin d’Assise, égalé en tout au Christ, est mis au-dessus de lui, parce qu’il n’a rien possédé en propre, pas même les choses qui se consomment par l’usage. De là enfin cette prétention hautement avouée, que l’institut de Saint-François était destiné à absorber tous les autres ordres, l’église universelle elle-même, et à devenir la forme définitive de la société humaine à la veille de finir.

Ces idées exaltées, comprimées par le bon sens et aussi par l’esprit assez terrestre de la majorité, étaient le secret d’un petit nombre, lorsque l’élection de Jean Borelli ou Buralli à la dignité de général, vingt et un ans après la mort du patriarche d’Assise, en 1247, amena un éclat et donna un nom définitif à la doctrine nouvelle. Jean Duralli, né à Parme vers 1209, était le représentant le plus décidé du parti qui, voulant l’accomplissement litté-

  1. Dante, Paradis, XI, 58 et suiv.