Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 64.djvu/1033

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

convenir, qu’en Prusse. Coïncidence étrange! la Prusse, qui devient pour nous la puissance la plus redoutable, est en même temps celle avec qui il nous importerait le plus de vivre en bonne intelligence, celle qui se rapprocherait le plus de nous par ses instincts et sa vigueur tout modernes. La Prusse, si elle sait s’assimiler ses conquêtes, est destinée à être désormais l’émule de la France, et cependant par sa culture scientifique, par son activité industrielle, par son indépendance d’esprit, par ses qualités militaires, il semble qu’elle devrait être la mieux préparée à tenir compagnie à la France dans le mouvement civilisateur de l’Europe.

Autant il importe de ne point se faire une idée trop petite des progrès que vient d’accomplir la Prusse, autant il importe aussi, à notre avis, de ne point compromettre par de mesquines jalousies et des prétentions vaniteuses les bons rapports que les circonstances ont créés entre elle et nous. Il serait bien plus utile d’obtenir d’elle des concessions modérées dans la réorganisation de l’Allemagne que de lui arracher avec effort quelques lambeaux de territoire pour raccommoder notre frontière de l’est. On est bien obligé de prendre son point de départ dans les faits accomplis quand on n’a point voulu prévenir les événemens, ou les conduire. Il y a lieu d’espérer que, malgré le fracas du succès, les idées de modération prévaudront dans les conseils de la cour de Berlin. C’était une habileté de Frédéric II de ne jamais prolonger les guerre au-delà des strictes nécessités de son intérêt, d’étonner le monde, et d’affliger souvent ses alliés par la brusquerie précipitée de ses traités de paix. La cour de Berlin, par la hâte qu’elle a eue à traiter avec l’Autriche, vient de nous montrer qu’elle n’a point perdu cette tradition. Il est une autre qualité de Frédéric que ses successeurs feraient bien d’imiter aussi. Personne n’était moins infatué que lui de ses succès; il ne se grisait d’aucune vanité charlatanesque; il n’a jamais eu la pensée de tricher avec la postérité. Après le récit de la brillante conquête de la Silésie, il rend un compte exact des causes de son triomphe avec une sincérité qu’on trouverait modeste, si l’affectation de la modestie n’était point au-dessous de ce rare et fort esprit. « Les conjonctures, dit-il, secondèrent surtout cette entreprise : il fallut que la France se laissât entraîner dans cette guerre, que la Russie fût attaquée par la Suède (à l’instigation de la France), que par timidité les Hanovriens et les Saxons restassent dans l’inaction, que les succès fussent non interrompus, et que le roi d’Angleterre, ennemi des Prussiens, devînt malgré lui l’instrument de leur agrandissement. » Si M. de Bismark et le roi de Prusse se livraient à l’examen des causes auxquelles ils ont dû leur succès, ils auraient à écrire un résumé à peu près semblable. Pour que leur entreprise réussît, il a fallu que l’Italie s’alliât à la Prusse, que la France ne fît aucune objection à cette alliance, et ainsi de suite dans le ton de la récapitulation de Frédéric. Avec cette perception claire de l’explication d’une bonne fortune, on se met en garde contre le ridicule de l’outrecuidance