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se virent sur le point de perdre ces biens qui avaient jusqu’alors animé la vie, qui en avaient fait le charme et l’honneur ! C’était vraiment une partie de leur âme qu’on leur arrachait. Aussi, dans leur emportement aveugle, accusaient-ils les partisans de la doctrine nouvelle de haïr le genre humain, odio generis humani convicti. Jamais reproche ne fut plus injuste au fond et ne parut plus légitime en apparence. N’était-ce pas le haïr que de s’isoler de lui, de condamner ce qu’il aimait le plus, de se faire une joie cruelle de le priver de ces sentimens sans lesquels il semblait qu’on ne pouvait pas vivre ? En réalité, c’était une société qui se défendait plutôt qu’une religion. Aux yeux prévenus de la populace romaine, les chrétiens étaient des ennemis publics qui venaient non pas seulement renverser les temples, mais dépeupler les cœurs. On ne se contentait pas de les persécuter avec acharnement, l’opinion populaire les mettait hors l’humanité.

Les politiques avaient contre le christianisme des griefs différens, mais non moins graves. Comme ils ont d’ordinaire plus de souci de leur temps que de l’avenir, et de leur pays que de l’humanité, ils accusaient la religion nouvelle, qui prêchait la fraternité universelle, de diminuer la haine pour l’étranger ; ils pensaient qu’en détachant l’homme de sa patrie terrestre, elle affaiblissait le sentiment national au moment où il avait le plus besoin d’être fortifié, et il faut avouer qu’ils n’avaient pas tout à fait tort. M. Le Blant a fait la remarque que dans les inscriptions chrétiennes la qualification de soldat ne se retrouvait que très rarement ; il en conclut que l’église avait d’abord une certaine répugnance pour la profession des armes. Beaucoup pensaient avec Tertullien que le Seigneur avait voulu l’interdire aux fidèles quand il avait commandé à saint Pierre de poser son épée. Du moment que les barbares étaient des frères, il devenait criminel de verser leur sang, et l’on croyait qu’un homme qui s’était fait soldat du Christ ne pouvait plus l’être de César. Par là se trouvait condamné le métier que l’opinion publique regardait comme le plus noble, celui qui, au milieu de tant de menacés et de dangers, était au moins le plus utile[1]. Une telle doctrine désarmait l’empire et le livrait aux barbares. Aucun empereur, pas plus Constantin que Dèce ou que Galère, ne pouvait la tolérer sans souscrire à sa ruine. Aussi, quand un prince chrétien parvint au trône, quand les légions portèrent sur leurs enseignes le

  1. Il faut cependant reconnaître que l’opinion contraire au métier des armes avait quelques contradicteurs chez les premiers chrétiens. Saint Jules disait qu’il avait été soldat et qu’il avait servi le Dieu vivant en même temps que l’empereur ; mais les inscriptions montrent bien que les imitateurs de saint Jules n’étaient pas les plus nombreux.