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quis de Croix-de-Vie, il disait que cette association était équitable ; il avait le titre, et le marquis les chiens. Il était pauvre, et son ennemi intime, l’avocat de Lescalopier de Bochardière, assurait que Bacchus et Vénus en connaissaient la raison. Son bel habit d’ordonnance était quelque peu râpé et ses galons d’or avaient bien pâli, mais il n’en avait point l’âme ravalée. Et il allait, il galopait, dressé sur sa selle et gagnant encore une coudée, criant : Harlou, harlou, car c’était un veneur du vieux temps, du vieux style, et gardant le culte des vieux cris. Ses compagnons le suivaient, criant aussi, mais pour l’avertir qu’il ferait bien d’attendre la meute. Et les piqueurs de Croix-de-Vie se fâchaient.

Heureusement la meute au loin se faisait entendre ; les clabaudemens partaient à la fois de tous les coins du bois, car, chemin faisant, le marquis disposait les relais. Seize magnifiques chiens courans de la plus haute taille, qui n’avaient jamais chassé que le loup, à la robe noire et feu, couplés et tenus en laisse par des valets, suivaient le maître. La première bande découplée s’engouffra dans le fourré. Le marquis pénétra dans le bois en franchissant une douve ; des deux cavaliers qui le suivaient, le premier sauta après lui, c’était Chesnel ; le second, qui était M. de Bochardière, tourna l’obstacle, et le maître des Aubrays se mit à rire sans contrainte. M. de Bochardière avait aussi l’habit rouge et le couteau de chasse à la ceinture. Tout ce noble ajustement était neuf et lui serrait quelque peu la taille ; mais il n’en salua pas les chasseurs avec moins de grâce complaisante, leur souriant de haut comme un homme qui a la tête dans le ciel. Son cheval portait au fronteau deux bouffettes de ruban blanc, les chevaux du marquis et de Chesnel étaient ornés de même, tous les piqueurs de Croix-de-Vie avaient un nœud blanc à l’épaule, et les gens du village savaient bien apparemment ce que tous ces rubans voulaient dire, car un seul cri s’éleva au bord du bois : Vive la marquise Violante !

Déjà cependant le loup était lancé. Les paysans poussèrent à l’envi de formidables huées, ils couraient en frappant de leur bâton à coups redoublés le tronc des chênes ; les chiens s’étaient rués, ardens, dévorant la voie ; les trompes de toutes parts sonnaient hautement ; le marquis et Chesnel disparurent derrière la meute dans un tourbillon de terre, de poussière, d’herbes et de branchages arrachés. La troupe des chasseurs invités à la fête tenta de les suivre, mais aucun d’eux n’était assez vaillamment monté ; le maître des Aubrays se retourna vers les siens écumant de colère ; il aperçut parmi eux M. de Bochardière. — Eh ! eh ! s’écria-t-il, monsieur de Lescalopier, avouez que le marquis de Croix-de-Vie prend là un singulier délassement pour un jour de noces !

M. de Bochardière ne daigna répondre ; peut-être n’y songea-t-il