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puis elle s’arrêta en se disant qu’elle allait aussi trop loin, que Dieu ne la croirait pas, et qu’il ne lui en demandait pas tant.

Elle ne s’en trouva pas moins contente d’elle-même après ce serment. Le sacrifice était fait cette fois, bien fait et sans retour, et la marquise osait délier la terre entière de jamais s’apercevoir qu’elle en eût du regret. Ce qu’elle en ressentait n’était point cela ; c’était bien plutôt un sentiment indéfinissable de vide, de détachement soudain, quelque chose de nouveau et de définitif pourtant dans sa vie, dont elle n’avait jamais eu la moindre idée auparavant. Elle ne laissait pas d’en être encore inquiète, et fort sérieusement elle s’assit pour examiner à loisir ce qu’elle éprouvait. Cela ressemblait bien au sentiment de son inutilité, désormais complète dans le monde. Il s’y joignait une fatigue extrême, qui était comme un autre avertissement ; mais elle n’eut point le loisir d’y réfléchir ce jour-là davantage. Une de ses femmes survint et lui dit que le marquis était là qui désirait la voir. L’héroïque douairière se leva vivement de son fauteuil et courut à un miroir pour s’assurer de l’air de son visage. Martel entra, tenant toujours dans sa main le bouquet de fleurs desséchées. Ce fut la première chose que vit la marquise ; elle le lui montra en souriant.

Il rougit. — Oui, ma mère, dit-il, je ferai la folie tout entière. J’aime Mlle de Bochardière, et, si elle le veut bien, je l’épouserai. Je ne puis vivre sans elle…

La marquise leva un doigt pour l’interrompre. — Vous m’en voudriez, si je vous laissais parler à présent, lui dit-elle, et d’ailleurs il faut dépêcher un peu ces amours-là. Je vais de ce pas trouver mon voisin.

Elle sonna, demanda sa voiture. Martel la considérait tandis que ses femmes lui jetaient un châle sur les épaules. La grande joie qu’il croyait lire sur tous ses traits le touchait jusqu’au fond de l’âme ; il songea que cette joie ne cesserait point, parce que du bonheur qu’elle avait rêvé pour lui, elle ne verrait jamais que la surface. Il espérait bien tromper sa mère, comme il trompait le destin.

Il n’attendit pas longtemps son retour. Au bout de deux heures, la douairière rentrait, courait à lui et l’embrassait. — Vous serez heureux dans dix jours, lui dit-elle. — Oui, répliqua-t-il, plus heureux encore que vous ne le pensez, ma mère.


XV.

À la vérité, ce délai impatientait la marquise. Environnée des lois nouvelles, elle avouait ne pas les comprendre et trouvait fort mauvais qu’on interdît aux gens amoureux de se marier avant dix