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LES SEPT CROIX-DE-VIE.

Il frappa sur l’épaule de M. de Gourio et le regarda en face ; puis il se pencha à son oreille.

… — Moi ! s’écria l’abbé, y songez-vous ? Moi ! lui demander ce consentement, à elle ! Je ne suis point son confesseur.

— Alors, reprit Martel, soyez pardonné. Ni vous ni votre livre ne savez bien ce que vous dites. La lettre vous tue, et la lettre est toujours grossière. Mlle de Bochardière sera marquise de Croix-de-Vie, et pourtant il n’y aura plus de Croix-de-Vie après moi. Adieu, René.

Il était déjà sur le seuil quand une exclamation de Tabbé le fit se retourner. — Martel, Martel, lui criait M. de Gourio, si votre maison s’éteint. Dieu vous dira : Ce fut votre faute.

— Bien, bien, dit le marquis. Je sais où je vous blesse, René. Vous êtes gentilhomme avant d’être prêtre. À votre tour, prenez-y garde, car c’est cela que Dieu ne vous pardonnera point.

Mme de Croix-de-Vie, leste, agissante, habillée de pied en cap à dix heures du matin, — elle avait toujours été matineuse, — allait et venait dans son appartement. Aucune trace ne paraissait plus sur son visage du grand combat de la nuit, si ce n’est un voile léger de mélancolie qui lui aurait donné bien du piquant autrefois, lorsqu’au retour de l’ancienne société la mode de soupirer vint à succéder à celle de rire. Elle passa dans son oratoire pour y faire un bout de prière. Cette courte oraison ajoutée à toutes celles que la douairière avait récitées depuis la veille était plus que suffisante pour achever de lui rendre la paix du cœur. Ah ! l’assaut qu’elle venait de soutenir avait été rude. Il y avait eu surtout un moment terrible où le repentir de ses mauvaises pensées la pressait si fort qu’elle en avait perdu la tête. Il faut savoir se punir soi-même, et alors elle avait formé l’étrange projet de courir à Bochardière dès qu’il ferait jour, de réveiller Violante, de se confesser à elle en l’embrassant, et de lui crier : Pardonnez-moi, je suis jalouse ! Maintenant elle souriait de cette folie en songeant que Violante n’aurait point manqué de tout redire à son fils dès la première heure d’intimité qu’ils allaient passer ensemble. Quelle honte ! n’était-ce pas bien assez d’avoir eu Dieu pour témoin de ses misères ? — Mon Dieu ! dit-elle, que devez-vous penser de moi ?

Elle l’avait tant prié, tant obsédé depuis dix ans, ce Dieu à qui elle reprochait de demeurer sourd à ses prières et à ses larmes ! Et que lui demandait-elle alors ? Justement le miracle d’aujourd’hui. Le miracle se manifestait, Martel aimait, il était heureux, il était sensible au plaisir de vivre, et elle… — Seigneur, Seigneur, dit-elle, n’allez pas vous venger à présent de mon ingratitude ! — Et devant le crucifix fixé au mur la marquise fit un grand serment d’aimer celle qui allait être sa fille, de l’aimer comme son fils même ;