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LES SEPT CROIX-DE-VIE.

l’héroïque Martel IV, tué par les bleus, la mère de ce Martel V qui deux ans après…

Eh bien ! c’était maintenant son tour ; qu’enviait-elle donc à Violante ? Le même bonheur, elle l’avait connu ; elle aussi avait été appelée et suscitée pour sauver Croix-de-Vie, et, comme Violante, elle s’était flattée d’y réussir, elle n’avait pas eu moins d’orgueil ressouvenir de cette magnifique matinée de sa vie avec ses suites funestes, trame mélangée d’or et de sang, lente agonie commencée par un sourire ! Ce sourire-là d’abord avait été bien tremblant, mais les jours en s’écoulant le fixaient peu à peu sur ses lèvres. Martel V alors, comme son fils aujourd’hui, n’avait-il pas été transfiguré par l’amour ? Sa mère, la douairière de ce temps-là, le regardait et disait : — L’ennemi est vaincu, l’arbre des Croix-de-Vie va pousser des branches nouvelles. — Martel V était si calme, si heureux, si fort, que sa jeune femme avait cessé de veiller sur lui, qu’elle ne passait plus les nuits comme autrefois, penchée sur son sommeil. C’est ainsi qu’un matin on le lui avait rapporté mort, brisé, broyé sur les roches… Mme de Croix-de-Vie se dressa tout à coup. Qu’enviait-elle donc à Violante ? Était-ce ce bonheur rapide ? Était-ce l’effroyable lendemain ?

La douairière sommeillait à peine, la nuit allait finir, et c’en était fait de la sérénité du ciel ; l’aube s’avançait grise et lourde, roulant en vapeurs épaisses au-dessus du front des chênes, lorsque le marquis de Croix-de-Vie descendit de son appartement. Il traversa la cour du château, où tout dormait pour longtemps encore, et près de la grande porte d’honneur, toujours ouverte, comme il convient dans une demeure hospitalière, il s’arrêta incertain du chemin qu’il allait suivre. À gauche était celui de Bochardière ; il tressaillit, cette pensée le décida pour l’autre chemin, celui du village. Il passa lentement au milieu de toutes ces masures ; il y en avait une au bout du hameau, plus solidement assise que les autres, et qui était presque une maison ; c’était le logis du garde. On y voyait sculpté au-dessous du toit l’écu des Croix-de-Vie, la croix aux grands bras, et dans chacun des quatre quartiers les armes d’alliances, toutes princières, avec la devise latine dont les Croix-de-Vie ne portaient plus que la moitié depuis deux cents ans : Pro Crnrc. Mais la vieille maison avait plus de deux siècles, et l’autre moitié de la légende se lisait encore dans l’effritement de la pierre : Pro Dca. Robert de Croix-de-Vie, connu dans sa jeunesse sous le nom de seigneur de Sainte-Pazanne et grand serviteur de Henri III, qu’il avait suivi en Pologne, avait ajouté vers 1580 ces deux mots profanes à la pieuse devise de sa maison. Martel Ier, le seigneur bigot et sombre, les en avait effacés.