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REVUE DES DEUX MONDES.

fut couverte par les quarante voix des chouans qui hurlaient de plaisir à la nouvelle annoncée par le maître.

— Lescalopier, dit-elle, qu’est cela ?

— C’est le commencement de la guérison, madame la marquise, répliqua M. de Bochardière.

— Mes enfans, s’écria Martel, le chevreuil est de trop petite chasse. À dimanche une battue aux loups !

Mme de Croix-de-Vie dans sa détresse se souleva, cherchant des yeux le seul homme qui pût en ce moment lui porter secours, appelant tout bas Chesnel ; mais Chesnel apparemment n’avait pas suivi le cortège. Si le serviteur fidèle n’était point là, la marquise en revanche aperçut une autre personne à l’entrée de l’avenue. — Quoi ! dit-elle en rougissant de colère, voilà ce pauvre René ! Nous n’avions pas entendu parler de lui depuis deux jours.

M. l’abbé de Gourio, répliqua Lescalopier d’un ton moqueur, est assuré désormais qu’il n’y a point de malheur à déplorer ni à craindre, et il vient…

— Bonjour, René, dit le marquis.

Et comme s’il eût deviné ce qui se passait derrière lui, Martel se retourna d’un air impérieux qui commandait au moins l’indulgence ; la marquise se tut, Lescalopier déguisa son embarras sous un sourire. L’abbé, protégé désormais, s’avançait en regardant la terre ; il prit la main que lui tendait Martel et ne releva pas encore les yeux. Pour l’empire de ce monde et pour son salut dans l’autre, il ne les aurait pas tournés vers la calèche. — Martel, balbutia-t-il, je ne suis point allé… C’est la force qui m’a manqué, je suis bien coupable…

Il était bien plus pâle encore que de coutume, deux grosses larmes roulèrent sur ses joues, il avait le cœur déchiré d’alarmes, de remords et de honte. Vingt fois depuis deux jours il avait quitté Croix-de-Vie pour se rendre à Bochardière, et vingt fois il était revenu sur ses pas ; mille fantômes sanglans lui avaient barré le chemin. Ce dernier coup des vengeances d’en haut, ce suprême écroulement de cette grande maison de Croix-de-Vie dont il était, le remplissaient d’une horreur sacrée, et, sentant bien que ce n’était là qu’une superstition lâche, insensée, le malheureux abbé se frappait en vain la poitrine. La seule pensée de voir le dernier de la race, le beau Martel, qu’il aimait, étendu sur un lit funèbre et de le regarder mourir, avait fait passer la mort dans ses propres veines ; il en appelait à ses devoirs et à son honneur de prêtre et aussi à son honneur de gentilhomme, à la crainte des jugemens du monde et de la sévérité de Dieu, et tout cela ne pouvait le vaincre ; il avait peur, et il lui était arrivé de défaillir sur la route. Alors il était