Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 63.djvu/920

Cette page n’a pas encore été corrigée
916
REVUE DES DEUX MONDES.

— Il est vrai, dit-il. Il y a dans bien des coins du monde des gens qui nie desserviraient s’ils n’étaient retenus par quelque vague et lointain souvenir des bons offices que je leur ai rendus. Sans vanterie, madame la marquise, le nombre de mes obligés devrait être infini…

— Eh bien ! interrompit la douairière, mettez donc un ingrat de plus sur votre liste en écrivant à Paris sans retard. Ne pensez-vous pas que ce maudit Lesneven ferait bien meilleure figure sur les bords de la Durance que chez nous ? Il y a des bois d’orangers dans ce pays-là. Les gardes forestiers au moins trouvent de quoi s’y rafraîchir dans la saison des oranges. Allons, monsieur de Lescalopier, hâtez-vous de faire un heureux.

— J’écrirai, répliqua-t-il, mais ce sera pour vous plaire. En ce qui regarde les vrais intérêts et le repos de M. le marquis, ce n’est point là l’important.

— Quoi ! s’écria-t-elle en le saisissant parle bras. Répétez cela !… Il n’est pas important que le marquis ne puisse plus rencontrer ce Lesneven !

— Je ne vais pas si loin.

— Où allez-vous donc ? fit-elle.

— Tenez, madame la marquise, reprit l’avocat, je vais vous dire toute ma pensée. J’ai peur de vous voir concentrer la vivacité de votre esprit et de vos désirs sur un point indifférent en soi-même…

— Indifférent !…

— Parce qu’il est réglé d’avance. Pensez-vous qu’après les événemens qui ont eu lieu au manoir, ce jeune homme n’ait pas éprouvé déjà la sévérité de ses chefs ? Ils vont l’éloigner, cela est certain. Il ne tient qu’à moi qu’il ne soit cassé.

— Non point ! non point ! voilà qui nous porterait malheur !

— Ce Lesneven, continua M. de Bochardière, c’est l’accident d’hier, c’est le passé. Il faut songer à l’avenir, madame la marquise, l’avenir seul mérite tous nos soins ; en un mot, je me permets de trouver que vous prenez bien simplement des choses qui ne sont pas simples.

— Bien simplement ?

— E1, les sont fort composées, madame la marquise. Mme de Croix-de-Vie secoua la tête en manière d’assentiment, mais elle ne répondit pas.

— Madame, dit Lescalopier, ne voulez-vous pas que nous parlions de ma fille ?

— Eh si ! je le veux, dit-elle en soupirant. Il le faut bien.

— Quelle est la cause de ce retour de tristesse, madame la marquise ? continua M. de Bochardière. Ce sujet n’a-t-il plus votre