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LES SEPT CROIX-DE-VIE.

le bien de tous, remontant aux causes qui l’avaient privé, seul dans le monde, de la joie de vivre, il songea aussi à Lesneven.

Mme de Croix-de-Vie suivait le cortège dans la calèche de M. de Bochardière, assis à ses côtés. — Ah ! mon cher Lescalopier, lui dit-elle, comment nos cœurs peuvent-ils supporter tant de joie et tant de douleur ensemble ? Il faut donc qu’ils soient bien forts !

— Madame la marquise, répliqua l’avocat, il faut penser seulement que le cœur d’une dame de Croix-de-Vie est d’une trempe particulière…

— Pour cela, oui, interrompit la douairière, le mien certainement est plus timide qu’aucun autre, c’est le temple même de la peur. Oh ! ne croyez point que j’approcherai jamais du lit d’un chrétien près de mourir !

— Voilà une fausse déclaration, répondit-il ; ceux qui, comme moi, vous ont vue deux jours et une nuit au chevet de M. le marquis ne sauraient l’accepter…

— C’est mon fils, s’écria-t-elle. Lescalopier, savez-vous bien ce que vous dites ?… Mais il ne s’agit plus à présent de frayeur ni de tristesse. Martel est sauvé, à jamais sauvé !

— Vraiment oui, fit l’avocat.

— S’il est sorti, vivant et gardant sa raison, de cette horrible aventure, ne voyez-vous pas que rien ne saurait plus avoir désormais de prise sur lui, rien ! Le destin a suscité ce Lesneven devant ses yeux ; il a épuisé ses surprises, il a dit ici son dernier mot. Au moins ne l’espérez-vous pas ?

— Je fais mieux que de l’espérer, repartit vivement Lescalopier, je m’en tiens pour sûr. Et faites-moi la grâce de convenir, madame la marquise, que ma foi dans la bonté de Dieu et dans la guérison de M. le marquis a toujours été plus robuste que la vôtre. S’il en était autrement, je ne solliciterais point de vous l’honneur que vous savez bien.

— D’où sort ce Lesneven ? continua la douairière, qui ne l’écoutait pas. Comment savoir s’il descend de celui…

— Madame, reprit brusquement Lescalopier, ce jeune homme sort probablement de l’école des eaux et forêts.

— Attendez ! fit-elle, cela veut dire qu’il a des chefs, et que nous pourrions faire changer sa résidence. J’écrirai à Paris, au prince de X… C’est un personnage de la noblesse nouvelle, et il a épousé une Ledignan, ma petite-cousine.

M. le prince de X… est allé passer ces mois de révolution à l’île de Madère, répondit Lescalopier.

— Vous le connaissez ! s’écria-t-elle, c’est admirable, vous avez des amis partout.