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Un cri de douleur, que j’avais entendu déjà, sortit des lèvres d’Ellice ; mais cette fois c’était la plainte du désespoir. Nous précipitâmes notre vol en faisant des tours et des crochets continuels : tour à tour Ellice s’élevait et plongeait dans l’air, tournant sans cesse et changeant de direction à la manière d’une perdrix blessée ou comme celle qui cherche à éloigner le chien de chasse de sa couvée. Et cependant de cette masse informe se détachaient de longs tentacules, des espèces de bras immenses, s’allongeant à notre poursuite, étendant vers nous des mains, des griffes… Un spectre gigantesque monté sur un cheval pâle parut tout à coup dans le ciel… Ellice redoublait ses efforts désespérés. — Elle a vu !… c’en est fait ! je suis perdue, s’écriait-elle au milieu de sanglots entrecoupés. Hélas ! malheureuse ! j’aurais pu… La vie eût été pour moi… et maintenant ! anéantie ! anéantie !

En entendant ces derniers mots à peine articulés, je perdis connaissance.


XXV

Quand.je revins à moi, j’étais étendu à la renverse sur le gazon, et dans tous mes membres je ressentais une douleur sourde comme à la suite d’une chute violente. L’aube paraissait, et les objets étaient déjà distincts. A quelque distance de moi, une route bordée de petits saules passait le long d’un bois de bouleaux. Ce lieu m’était connu. Je commençai à me rappeler tous les événemens de la nuit, et je frissonnai en pensant à l’horrible apparition qui s’était présentée à mes yeux. — Mais pourquoi, me disais-je, pourquoi Ellice a-t-elle été si effrayée ? Est-elle, elle aussi, soumise à son empire ? Peut-être n’est-elle pas immortelle, peut-être est-elle prédestinée à la destruction, à l’anéantissement ! Comment est-ce possible ?

Un faible soupir se fit entendre auprès de moi ; je tournai la tête. A deux pas de moi gisait, étendue sur l’herbe, une jeune femme sans mouvement, vêtue d’une longue robe blanche. Ses longs cheveux étaient épars, et une de ses épaules découverte. Sa main gauche était derrière sa tête, l’autre reposait sur sa poitrine ; ses yeux étaient clos, et sur ses lèvres serrées j’aperçus comme une légère écume rouge. Était-ce Ellice ? Mais Ellice était un fantôme, et devant moi était une femme en chair et en os. Je me traînai vers elle, et me penchant sur son visage : — Ellice, lui dis-je, est-ce toi ? — Aussitôt elle frissonna ; ses paupières s’ouvrirent, et ses grands yeux noirs se fixèrent sur moi. J’étais comme transpercé, imbibé de son regard… et presqu’au même moment sur mes lèvres se collèrent des lèvres chaudes, douces, mais avec une odeur de sang. Je sentis son sein brûlant pressé sur ma poitrine, tandis que ses bras