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mon cocher, vers quatre heures du matin, sortant de dîner chez un de mes amis de Moscou, après avoir causé de l’avenir de la Russie et de ce qu’il faut entendre par intérêt général.

— A la maison ! lui dis-je, et je fermai les yeux.


XXIV

Je les rouvris bientôt. Ellice se serrait contre moi d’une manière étrange, comme si elle eût voulu m’étouffer. Je la regardai, et tout mon sang se glaça. Celui qui a vu un visage humain exprimer inopinément l’effroi le plus vif sans cause apparente, celui-là comprendra mon impression. L’épouvante, la plus poignante terreur contractait, bouleversait les traits d’Ellice. Je n’avais encore rien observé de semblable sur un visage vivant… Un fantôme inanimé, une créature surhumaine, une ombre, et cette épouvante inouie !…

— Ellice, qu’as-tu ? lui demandai-je.

— Elle ! C’est elle ! répondit Ellice avec effort. C’est elle !

— Qui ? Elle ?

— Ne prononce pas son nom ! ne le prononce pas ! balbutia-t-elle précipitamment. Il faut fuir ! Tout finit… et pour jamais !… Regarde ! la voilà.

Je tournai les yeux dans la direction de sa main tremblante, et j’aperçus quelque chose…, quelque chose de vraiment effroyable. Ce quelque chose était d’autant plus effroyable qu’il n’avait pas une forme déterminée… C’était une lourde masse, sombre, d’un noir jaunâtre, tacheté comme le ventre d’un lézard. Ce n’était ni un nuage ni une vapeur. Cela s’étendait sur la terre lentement, à la manière d’un reptile ; puis tout à coup des mouvemens énormes, tantôt en haut, tantôt en bas, ressemblaient à l’action d’un oiseau de rapine s’apprêtant à saisir sa proie. Par momens, cela s’abaissait sur la terre par bonds hideux… C’est ainsi que l’araignée se jette sur la mouche prise dans sa toile. — Quelle es-tu, masse épouvantable ?… — A son approche, — je le voyais et je le sentais, — tout était saisi d’engourdissement, tout tombait en dissolution. Un froid vénéneux et empesté se répandait alentour, et à la sensation de ce froid le cœur se soulevait, les yeux cessaient de voir, les cheveux se hérissaient sur la tête. C’était une force en mouvement, une force insurmontable, que rien n’arrête, qui, sans forme, sans vision, sans pensée, voit tout, sait tout, aussi ardente que l’oiseau de proie à saisir sa victime, aussi rusée que le serpent, et comme lui armée d’un aiguillon de glace.

— Ellice ! Ellice ! m’écriai-je en frissonnant, c’est la mort ! c’est elle !