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XVII

Le lendemain, pendant toute la matinée, j’eus la migraine, et c’est à peine si je pus faire quelques mouvemens ; mais ce malaise corporel n’était pas ce qui me préoccupait le plus. J’étais honteux de ma conduite et dépité contre moi-même. « Cœur faible ! me répétais-je. Oui, Ellice a raison ; pourquoi m’effrayer ? pourquoi ne pas profiter de l’occasion ? J’aurais pu voir César en personne, et la peur m’a fait perdre la tête, j’ai piaillé, je me suis enfui comme un enfant à la vue des verges… Quant à Razine, c’était une autre affaire… En ma qualité de gentilhomme et de propriétaire… Mais là encore, pourquoi avoir peur ?… Cœur faible ! cœur faible !

Tout cela d’ailleurs ne serait-ce pas en rêve que je l’aurais vu ? me demandai-je à la fin. J’appelai ma femme de charge.

— Marfa, à quelle heure me suis-je couché hier ? Te le rappelles-tu ?

— Dame ! qui pourrait te le dire, mon père nourricier ? Un peu tard, je crois bien. Quand il a commencé à faire noir, tu es sorti de la maison,… et dans ta chambre à coucher tu tapais de tes talons de bottes jusqu’après minuit… Vers le matin… oui, vers le matin… oui. Et voilà trois jours que cela dure. Est-ce que tu as du chagrin ?

— Bon ! mais ces courses, pensai-je, ces courses en l’air, le moyen d’en douter !… Marfa, quelle mine ai-je aujourd’hui ? lui demandai-je brusquement.

— Quelle mine ? Pardon, que je te regarde… Tu as les joues un petit peu creuses, oui, et tu es pâle, mon père nourricier… Tiens ! et tu es jaune comme cire.

Un peu décontenancé, je renvoyai Marfa.

— J’y mourrai ou j’en perdrai l’esprit, me disais-je, méditant près de ma fenêtre. Il faut que cela finisse, c’est terrible. Le cœur me bat encore horriblement. Quand je vole, il me semble qu’on me boive le sang de mon cœur, ou qu’il se distille, comme le bouleau en été laisse couler sa sève quand il a été entamé par la hache… Tout cela fait frémir… Et Ellice ?… Elle joue avec moi comme un chat avec une souris… Peut-être me garde-t-elle quelque mauvais tour ?… Allons ! c’est la dernière fois que je me fie à elle… Je ferai bien attention… et… Mais si elle buvait mon sang ?… quelle horreur !… D’ailleurs des courses si rapides doivent faire du mal. On dit qu’en Angleterre il est défendu sur les chemins de fer défaire plus de 120 verstes à l’heure.

Je méditai longtemps ; mais à dix heures du soir j’étais auprès du vieux chêne.