Page:Revue des Deux Mondes - 1866 - tome 63.djvu/871

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

— Voici le Volga, répondit-elle.

Nous volions le long du fleuve. — Pourquoi m’as-tu arraché tout à l’heure à ce délicieux pays ? lui demandai-je. Il te déplaisait sans doute ; n’aurais-tu pas éprouvé un mouvement de jalousie ?

— Les lèvres d’Ellice tremblèrent, son regard devint menaçant, mais presque aussitôt ses traits reprirent leur immobilité ordinaire.

— Je voudrais retourner chez moi, lui dis-je.

— Attends ! attends ! répondit-elle. Cette nuit, c’est la grande nuit. Elle ne reviendra pas de si tôt. Tu peux assister… Attends un peu…

Aussitôt nous traversâmes le Volga, rasant l’eau obliquement et par élans successifs à la manière des hirondelles fuyant devant la tempête. Les flots profonds murmuraient au-dessous de nous ; un vent aigre nous battait de son aile froide et puissante. Bientôt la rive droite du fleuve disparut dans l’obscurité, et nous aperçûmes des falaises escarpées avec de grandes crevasses. Nous nous en approchâmes.

— Crie : Saryn na Kitchkou[1], me dit tout bas Ellice.

J’étais encore mal remis de l’effroi que m’avait causé l’apparition des fantômes romains, fatigué d’ailleurs et en proie à je ne sais quel vague sentiment de tristesse… Bref, le cœur me manquait. Je ne voulais pas prononcer ces paroles fatales, persuadé qu’elles allaient, comme dans la Vallée-au-Loup de Freyschütz, faire apparaître quelque prodige effrayant ; mais, malgré moi, mes lèvres s’ouvrirent, et d’une voix faible et forcée je criai : Saryn na Kitchkou.


XVI

De même que devant la ruine romaine, tout d’abord demeura silencieux. Tout à coup, à mon oreille même, retentit un gros rire brutal suivi d’un gémissement et du bruit d’un corps tombant dans l’eau et se débattant. Je regardai autour de moi, personne ; mais au bout d’un moment l’écho du rivage me renvoya les mêmes sons, et bientôt de toutes parts s’éleva un vacarme épouvantable. C’était comme un chaos de bruits différens : des cris humains, des coups de sifflet, des vociférations furieuses, avec des rires,… des rires plus effrayans que tout le reste,… le clapotement de rames sur l’eau, des coups de hache, le fracas de portes et de coffres brisés, la plainte d’agrès qu’on manœuvre, le grincement de roues sur la

  1. Ces mots, qui appartiennent, je crois, a un dialecte tartare, étaient le cri de guerre des pirates du Volga. À ce cri, les équipages des bateaux abordés par les corsaires se couchaient à plat ventre sous peine d’être égorgés.