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APPARITIONS[1]


I

Je ne pouvais dormir et m’agitais en vain dans mon lit d’un côté et de l’autre. — Le diable soit des tables tournantes, pensais-je, qui vous agacent les nerfs ! — Pourtant je commençais à m’assoupir lorsque je crus entendre résonner près de moi une corde d’instrument ; elle rendait une note triste et tendre.

Je soulevai la tête. En ce moment la lune venait de dépasser l’horizon, et ses rayons tombaient sur mon visage. Blanc comme la craie était le parquet de ma chambre à l’endroit éclairé par la lune. Le bruit se renouvela, et cette fois plus distinct.

Je m’appuyai sur le coude. Le cœur me battait un peu… Une minute se passa, puis une autre… Quelque part, au loin, un coq chanta ; plus loin encore, un autre coq lui répondit. Ma tête retomba, sur l’oreiller. — Me voilà bien ! me dis-je. Est-ce que les oreilles me tinteront toujours ?

Enfin je m’endormis, — ou je crus m’endormir. J’avais des rêves étranges. Je m’étonnais de me trouver couché dans ma chambre, dans mon lit,… sans pouvoir fermer les yeux. — Encore le même bruit ! Je me retourne. Le rayon de la lune sur le parquet commence doucement à se rassembler,… à prendre une forme… Il s’élève… Debout devant moi, transparente comme un brouillard, se dresse une figure blanche de femme.

— Qui est là ? demandai-je en faisant un effort.

  1. Ce mot d’apparitions traduit littéralement le titre russe Peizraka. Il indique avec une netteté parfaite le caractère des scènes qu'on va lire, et qui ont mérité, après avoir pris place, il y a trois ans, parmi les meilleurs pages de M. Tourguenef, de rencontrer un traducteur comme M. Prosper Mérimée.